Le drapeau tricolore

Aux premiers mots proférés dans cet étrange débat, j’ai ressenti, je l’avoue, comme la plus grande partie de cette Assemblée, les bouillons de la furie du patriotisme jusqu’au plus violent emportement. (Il s’élève à droite des murmures que couvrent de nombreux applaudissements ; l’orateur s’adresse du côté d’où partent ces murmures). Messieurs, donnez-moi quelques moments d’attention ; je vous jure qu’avant que j’aie cessé de parler vous ne serez pas tentés de rire… Mais bientôt j’ai réprimé ces justes mouvements pour me livrer à une observation vraiment curieuse, et qui mérite toute l’attention de l’Assemblée. Je veux parler du genre de présomption qui a pu permettre d’oser présenter ici la question qui nous agite, et sur l’admission de laquelle il n’était même pas même permis de délibérer. Tout le monde sait quelles crises terribles ont occasionné de coupables insultes aux couleurs nationales ; tout le monde sait quelles ont été en diverses occasions les funestes suites du mépris que quelques individus ont osé leur montrer ; tout le monde sait avec quelle félicitation mutuelle la Nation entière s’est complimentée, quand le monarque a ordonné aux troupes de porter, et a porté lui-même ces couleurs glorieuses, ce signe de ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté, de tous les défenseurs de la Constitution ; tout le monde sait qu’il y a peu de mois, il y a peu de semaines, le téméraire qui a osé montrer quelque dédain pour cette enseigne du patriotisme eût payé ce crime de sa tête. (On entend de violents murmures dans la partie droite ; la salle retentit de bravos et d’applaudissements).

Et lorsque vos comités réunis ne se dissimulant pas les nouveaux arrêtés que peut exiger la mesure qu’ils vous proposent, ne se dissimulant pas que le changement de pavillon, soit dans sa forme, soit dans les mesures secondaires qui seront indispensables pour assortir les couleurs nouvelles aux divers signaux qu’exigent les évolutions navales, méprisant, il est vrai, la futile objection de la dépense ; on a objecté la dépense, comme si la Nation, si longtemps victime des profusions du despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté ! Comme s’il fallait penser à la dépense des nouveaux pavillons, sans en rapprocher ce que cette consommation nouvelle versera de richesses dans le commerce des toiles, et, jusque dans les mains des cultivateurs du chanvre, et d’une multitude d’ouvriers ! Lorsque vos comités réunis, très bien instruits que de tels détails sont de simples mesures d’administration qui n’appartiennent pas à cette Assemblée et ne doivent pas consumer son temps, lorsque vos comités réunis, frappés de cette remarquable et touchante invocation des couleurs nationales, présentée par des matelots, dont on fait avec tant de plaisir retentir les désordres, en en taisant les véritables causes, pour peu qu’elles puissent sembler excusables ; lorsque vos comités réunis ont eu cette belle et profonde idée de donner aux matelots, comme un signe d’adoption de la patrie, comme un appel à leur dévouement, comme une récompense de leur retour à la discipline, le pavillon national, et vous proposent en conséquence une mesure, qui, au fond, n’avait pas besoin d’être demandée, ni décrétée, puisque le directeur du pouvoir exécutif, le chef suprême des forces de la Nation avait déjà ordonné que les trois couleurs fussent le signe national.

Eh bien, parce que je ne sais quel succès d’une tactique frauduleuse dans la séance d’hier a gonflé les cÅ“urs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l’esprit public, qu’on ose dire, à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu’il est des préjugés antiques qu’il faut respecter : comme si votre gloire et la sienne n’étaient pas de les avoir anéantis, ces préjugés que l’on réclame ! qu’il est indigne de l’Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n’était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succès de leurs fédérations ou de leurs complots ! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément : « Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c’est-à-dire la couleur de la contre-révolution (la droite jette de grands cris, les applaudissements de la gauche sont unanimes), à la place des odieuses couleurs de la liberté. » Cette observation est curieuse sans doute, mais son résultat n’est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé. Croyez-moi (l’orateur parle à la partie droite), ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité, car le réveil serait prompt et terrible. (Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots : « C’est le langage d’un factieux. ») (A la partie droite) Calmez-vous, car cette imputation doit être l’objet d’une controverse régulière, nous sommes contraires en faits : vous dites que je tiens le langage d’un factieux. (Plusieurs voix de la droite : « Oui, oui ! »)

Monsieur le président, je demande un jugement, et je pose le fait (nouveaux murmures) ; je prétends, moi, qu’il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas anticonstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l’Assemblée nationale a consacrée, que la Nation, que le roi ont adoptée, peut être une couleur suspecte et proscrite. Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu’il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage. (On applaudit.) Non, Messieurs, non ; leur folle présomption sera déçue ; leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains : elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ; elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme les signes des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans… Je demande que la mesure générale comprise dans le décret soit adoptée ; qu’il soit fait droit sur la proposition de M. Le Chapelier, concernant les mesures ultérieures, et que les matelots à bord des vaisseaux, le matin et le soir et dans toutes les occasions importantes au lieu du cri accoutumé et trois fois répété de : « Vive le roi ! » disent : « Vivent la Nation, la loi et le roi ! » (La salle retentit pendant quelques minutes de bravos et d’applaudissements).

Enviado por Enrique Ibañes