Les deux methodes: Socialisme et affaire Dreyfus

Citoyens,

Le plus grand plaisir que vous puissiez nous faire, ce n’est pas de nous acclamer, c’est de nous écouter. C’est un grand honneur pour le Parti socialiste d’instituer des débats comme celui de ce soir et je crois pouvoir dire qu’il est le seul parti qui ait assez de foi dans la puissance de ses principes pour instituer ainsi entre ses militants un débat politique.

Nous n’avons rien à cacher, nous sommes le parti de la discipline dans l’action, prêts à nous incliner toujours pour la conduite à tenir devant la décision régulière du parti organisé, mais nous sommes en même temps le parti de la liberté, toujours à l’éveil sur les meilleurs moyens d’émanciper le prolétariat. Je suis venu m’expliquer ici sans violence aucune, mais sans aucune réticence.
L’origine du dissentiment.

D’où est né, quand et comment, le dissentiment entre Guesde et moi ? Et quand je dis Guesde et moi, il est bien entendu qu’il ne s’agit pas d’une misérable querelle personnelle. Le débat, le dissentiment entre nous est bien plus noble et en même temps plus grave, puisqu’il s’agit non pas de vieilles et odieuses rivalités dont ont parlé nos ennemis communs, mais d’un dissentiment de tactique et de méthode que nous avons le devoir de soumettre au parti et que le parti jugera souverainement ! (Bravos) Eh bien ! quand donc est né ce dissentiment ?

On a dit, on a répété qu’il avait pris naissance à l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois et, en effet, cet événement a aggravé, a accusé les dissentiments de méthode qui existaient déjà et je m’expliquerai bientôt là-dessus, mais il ne l’a point créé. Le dissentiment existait déjà, il s’était déjà manifesté à propos de l’affaire Dreyfus.

Vous vous rappelez, en effet, que pendant que plusieurs de nos compagnons de lutte et moi, nous étions engagés dans cette bataille, résolus à la mener jusqu’au bout, il apparut, dès le mois de juillet 1898, un manifeste du conseil national de nos camarades du Parti ouvrier français et ce manifeste avertissait les travailleurs, avertissait les prolétaires de ne pas s’engager trop avant dans cette bataille et de réserver leurs forces pour la lutte de classes.

Plus tard, quand parut le manifeste retentissant au lendemain de l’entrée de Millerand dans le ministère, le manifeste déclarait qu’il était du devoir des socialistes, non pas seulement de parer à cet événement particulier, mais de corriger, de redresser des déviations qui, d’après le manifeste, remontaient à deux années au moins. C’était encore une condamnation nouvelle de la tactique que plusieurs d’entre nous avions suivie, à propos de l’affaire Dreyfus.

Et plus récemment, dans le discours qu’il prononçait à la mort de Liebknecht, dans la salle Vantier, Guesde, revenant sur cette question redoutable, déclarait une fois de plus que nous avions eu tort d’entrer dans une bataille mal engagée – que nous avions ainsi servi les intérêts du nationalisme – non, que c’était à la bourgeoisie de réparer les erreurs de la société bourgeoise et qu’enfin, par cette lutte, nous avions déserté le terrain de la lutte de classes. J’ai donc le droit de dire, sans que nul puisse me démentir, que ce n’est pas à propos de la question Millerand que le dissentiment des méthodes s’est produit pour la première fois entre nous, mais que c’est à propos de l’affaire Dreyfus et que c’est à partir de ce moment. (Cris de :Vive Guesde ! Silence, silence !)

Delory – Voyons, citoyens, on vous a demandé de ne pas faire d’interruptions, écoutez ; vous serez alors libres de juger quelle est la méthode que vous voulez adopter.

Jaurès – Je crois que mes paroles ne peuvent blesser personne. J’ai résumé précisément les objections dirigées contre nous par les contradicteurs et j’ai dit tout de suite : puisque, à propos de ce conflit qui a ému toute l’humanité pensante et où nous avons cru devoir prendre parti, non seulement pour défendre la personne humaine outragée, mais dans l’intérêt même du prolétariat ; puisque, à propos de ce conflit, on a dit que nous avions abandonné le terrain du socialisme, le terrain de la lutte de classes, je dis que la première question que nous devons poser est celle-ci : Qu’est-ce donc que la lutte de classes ? Que signifie ce principe si souvent invoqué et si rarement défini ?
La lutte de classes.

À mes yeux, citoyens, l’idée de la lutte de classes, le principe de la lutte de classes, est formé de trois éléments, de trois idées. D’abord, et à la racine même, il y a une constatation de fait, c’est que le système capitaliste, le système de la propriété privée des moyens de production, divise les hommes en deux catégories, divise les intérêts en deux vastes groupes, nécessairement et violemment opposés. Il y a, d’un côté, ceux qui détiennent les moyens de production et qui peuvent ainsi faire la loi aux autres, mais il y a de l’autre côté ceux qui, n’ayant, ne possédant que leur force-travail et ne pouvant l’utiliser que par les moyens de production détenus précisément par la classe capitaliste, sont à la discrétion de cette classe capitaliste.

Entre les deux classes, entre les deux groupes d’intérêts, c’est une lutte incessante du salarié, qui veut élever son salaire et du capitaliste qui veut le réduire ; du salarié qui veut affirmer sa liberté et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance.

Voilà donc le premier élément de la lutte de classes. La condition de fait qui le fonde, qui le détermine, c’est le système de la propriété capitaliste, de la propriété privée. Et remarquez-le bien : comme ici il s’agit des moyens de travailler et, par conséquent, des moyens de vivre, il s’agit de ce qu’il y a pour les hommes d’essentiel, de fondamental, il s’agit de la vie privée, de la vie de tous les jours. Et, par conséquent, un conflit qui a, pour principe, la division d’une société en possédants et non-possédants n’est pas superficiel ; il va jusqu’aux racines mêmes de la vie. (Vifs applaudissements)

Mais, citoyens, il ne suffit pas pour qu’il y ait lutte de classes qu’il y ait cet antagonisme entre les intérêts. Si les prolétaires, si les travailleurs ne concevaient pas la possibilité d’une société différente, si tout en constatant la dépendance où ils sont tenus, la précarité dont ils souffrent, ils n’entrevoyaient pas la possibilité d’une société nouvelle et plus juste ; s’ils croyaient, s’ils pouvaient croire à l’éternelle nécessité du système capitaliste, peu à peu cette nécessité s’imposant à eux, ils renonceraient à redresser un système d’injustices. Cette tâche ne leur apparaîtrait pas comme possible. (Interruptions)

Delory – Pas d’interruptions, citoyennes et citoyens. S’il y a encore des interruptions, je vais être obligé de prier les commissaires de salle de faire sortir les interrupteurs. (Applaudissements et nouvelles interruptions) Citoyennes et citoyens, croyez-vous qu’il ne serait pas plus digne pour les deux personnes qui ont à parler de ne pas faire d’interruptions ? Si vous interrompez, vous avez l’air de supposer que Guesde n’est pas capable de répondre à Jaurès ; si vous interrompez Guesde, vous aurez l’air de supposer la même chose pour Jaurès.

Je crois que les deux camarades que nous avons devant nous ont assez de talent pour pouvoir nous expliquer les deux théories qui sont en présence, sans qu’il y ait des interruptions qui, ainsi que je l’ai dit au début, ne pourront que troubler la discussion. (Applaudissements)

Jaurès – Donc, pour qu’il y ait vraiment lutte de classes, pour que tout le prolétariat organisé entre en bataille contre le capitalisme, il ne suffit pas qu’il y ait antagonisme des intérêts entre les capitalistes et les salariés, il faut que les salariés espèrent, en vertu des lois mêmes de l’évolution historique, l’avènement d’un ordre nouveau dans lequel la propriété cessant d’être monopoleuse, cessant d’être particulière et privée, deviendra sociale, afin que tous les producteurs associés participent à la fois à la direction du travail et au fruit du travail.

Il faut donc que les intérêts en présence prennent conscience d’eux-mêmes comme étant, si je puis dire, déjà deux sociétés opposées, en lutte, l’une, la société d’aujourd’hui, inscrite dans le titre de la propriété bourgeoise, l’autre, la société de demain, inscrite dans le cerveau des prolétaires.

C’est cette lutte des deux sociétés dans la société d’aujourd’hui qui est un élément nécessaire à la lutte de classes.

Et enfin, il faut une troisième condition pour qu’il y ait lutte de classes. Si le prolétariat pouvait attendre sa libération, s’il pouvait attendre la transformation de l’ordre capitaliste en ordre collectiviste ou communiste d’une autorité neutre, arbitrale, supérieure aux intérêts en conflit, il ne prendrait pas lui-même en main la défense de la cause.

C’est ce que prétendent, vous le savez, les socialistes chrétiens dont quelques-uns reconnaissent la dualité, l’antagonisme des intérêts, mais qui disent au peuple : « Ne vous soulevez pas, ne vous organisez pas, il y a une puissance bienfaisante et céleste, la puissance de l’Église, qui fera descendre parmi vous, sans que vous vous souleviez, la justice fraternelle. »

Eh bien ! si les travailleurs croyaient cela, ils s’abandonneraient à la conduite de cette puissance d’En-Haut et il n’y aurait pas de lutte de classes. Il n’y aurait pas de classe encore si les travailleurs pouvaient attendre leur libération de la classe capitaliste elle-même, de la classe privilégiée elle-même, cédant à une inspiration de justice.

Vous savez, citoyennes et citoyens, que tant qu’a duré la période de ce que Marx et Engels ont appelé le « socialisme utopique », les socialistes croyaient que la libération du prolétariat se ferait par en haut.

Robert Owen, le grand communiste anglais, faisait appel, pour réaliser la justice sociale, aux puissances de la Sainte Alliance réunie au Congrès de Vienne. Fou-rier, notre grand Fourier, attendait tous les jours l’heure qu’il avait marquée, la venue du donateur généreux qui lui apporterait le capital nécessaire pour fonder la première communauté, et il espérait que le seul exemple de cette communauté radieuse se propageant de proche en proche, étendant pour ainsi dire les cercles d’organisation et d’harmonie, suffirait à émanciper et à réjouir les hommes.

Et, plus tard, à un autre point de vue, Louis Blanc s’imaginait que c’était la bourgeoisie, à condition qu’elle revînt à certaines inspirations de 1793, qui pourrait affranchir les prolétaires. À la fin de son Histoire de dix ans, il invitait la classe bourgeoise à se constituer la tutrice du prolétariat.

Tant que le prolétariat a pu attendre ainsi des tuteurs, tuteurs célestes ou tuteurs bourgeois, tant qu’il a pu attendre son affranchissement d’autres puissances que de la sienne, d’autres forces que la sienne, il n’y a pas eu lutte de classes.

La lutte de classes a commencé le jour où, à l’expérience des journées de Juin, le prolétariat a appris que c’était seulement dans sa force à lui, dans son organisation, qu’il portait l’espérance du salut.

C’est ainsi que le principe de la lutte de classes, qui suppose d’abord la division de la société en deux grandes catégories contraires, les possédants et les non-possédants ; qui suppose ensuite que les prolétaires ont pris conscience de la société de demain et de l’expérience collectiviste, c’est ainsi que la lutte de classes s’est complétée par la conviction acquise par le prolétariat qu’il devait s’émanciper lui-même et pouvait seul s’émanciper. (Applaudissements prolongés. Bravos !)
La question de tactique.

Voilà, citoyens, comment m’apparaît, comment je définis la lutte de classes et j’imagine qu’en ce point il ne pourra pas y avoir de contradiction grave entre nous. Mais je dis que, quand vous l’avez ainsi analysée, quand vous l’avez ainsi définie, il vous est impossible d’en faire usage pour déterminer d’avance, dans le détail, la tactique de chaque jour, la méthode de chaque jour.

Oui, le principe de la lutte de classes vous oblige à faire sentir aux prolétaires leur dépendance dans la société d’aujourd’hui. Oui, il vous oblige à leur expliquer l’ordre nouveau de la propriété collectiviste. Oui, il vous oblige à vous organiser en syndicats ouvriers, en groupes politiques, en coopératives ouvrières, à multiplier les organismes de classe.

Mais il ne vous est pas possible, par la seule idée de la lutte de classes, de décider si le prolétariat doit prendre part à la lutte électorale et dans quelles conditions il doit y prendre part ; s’il peut ou s’il doit et dans quelles conditions il peut ou il doit s’intéresser aux luttes des différentes fractions bourgeoises. Il ne vous est pas possible de dire, en vertu du seul principe de la lutte de classes, s’il vous est permis de contracter ou si vous êtes tenus de répudier toutes les alliances électorales. Ce principe si général vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt. De même, vous aurez beau connaître tout le plan de campagne d’un général, il vous sera impossible, par connaissance générale de ce plan de campagne, de déterminer d’avance tous les mouvements particuliers d’offensive ou de défensive, d’escalade ou de retraite que devra accomplir chacune des unités tactiques qui composent l’armée.

Par conséquent, au nom de la lutte de classes, nous pouvons nous reconnaître entre nous pour les directions générales de la bataille à livrer ; mais, quand il s’agira de déterminer dans quelle mesure nous devons nous engager dans l’affaire Dreyfus, ou dans quelle mesure les socialistes peuvent pénétrer dans les pouvoirs publics, il vous sera impossible de résoudre cette question en vous bornant à invoquer la formule générale de la lutte de classes.

Dans chaque cas particulier, il faudra que vous examiniez l’intérêt particulier du prolétariat. C’est donc une question de tactique et nous ne disons pas autre chose. (Applaudissements répétés)

De même, il n’est pas possible que vous prétendiez introduire le principe de la lutte de classes en disant, comme le font souvent nos contradicteurs, que le Parti socialiste doit toujours être un parti d’opposition. Je dis qu’une pareille formule est singulièrement équivoque et singulièrement dangereuse.

Oui, le Parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste. Mais, de ce que le Parti socialiste est donc essentiellement, un parti d’opposition à tout le système social, il ne résulte pas que nous n’ayons à faire aucune différence entre les différents partis bourgeois et entre les différents gouvernements bourgeois qui se succèdent.

Ah oui ! la société d’aujourd’hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais, en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour offensif de la barbarie féodale, de la toute-puissance de l’Église, et c’est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière. (Applaudissements bruyants et prolongés)

Je suis étonné, vraiment, d’avoir à rappeler ces vérités élémentaires qui devraient être le patrimoine et la règle, de tous les socialistes. C’est Marx lui-même qui a écrit cette parole admirable de netteté : « Nous socialistes révolutionnaires, nous sommes avec le prolétariat contre la bourgeoisie et avec la bourgeoisie contre les hobereaux et les prêtres. » (Vifs applaudissements)

Un citoyen – Ce n’est pas vrai.

Delory – Citoyens, il est regrettable qu’une pareille interruption se soit produite, pour les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure.

Jaurès – Citoyens, j’ai reconnu le camarade qui m’a adressé cette interruption désobligeante, et je me borne à lui dire ceci : vous vérifierez avec vos amis, nous vérifierons l’exactitude de la citation que j’ai faite et, si elle est exacte, je ne vous demanderai qu’une chose comme réparation : c’est, dans une de nos prochaines réunions, de venir en témoigner loyalement à la tribune. (Bravos)

Et de même qu’il est impossible au prolétariat socialiste, sans manquer à tous ses devoirs, à toutes ses traditions et à tous ses intérêts, de ne pas faire une différence entre les fractions bourgeoises les plus violemment rétrogrades et celles qui veulent au moins sauver quelques restes ou quelque commencement de liberté, il est impossible, particulièrement aux élus socialistes, de ne pas faire une différence entre les divers gouvernements bourgeois.

Je n’ai pas besoin d’insister là-dessus, et le bon sens révolutionnaire du peuple fait, lui, une différence entre le ministère Méline et le ministère Bourgeois ; il fait une différence entre le ministère d’aujourd’hui et les combinaisons nationalistes qui le guettent, et je n’en veux d’autre preuve que le vote unanime du groupe socialiste, qui, l’autre jour…

Un citoyen, ironiquement – Pour Chalon ?

Jaurès – Prenez garde, vous croyez m’embarrasser en me jetant ce mot.

Delory – Citoyennes et citoyens, permettez-moi de m’adresser à un vieux camarade, fondateur du parti, c’est-à-dire dans nos rangs depuis plus de vingt ans, pour lui dire qu’il devrait être le premier à avoir la patience d’attendre la réponse du camarade Guesde. Vous savez la conséquence des interruptions ;j’en appelle au témoignage des camarades sincères du parti ; qu’ils prennent garde, en commençant les interruptions, de donner la faveur à des adversaires de les continuer pour troubler la réunion. (Applaudissements)
L’affaire dreyfus.

Jaurès- J’ajoute, citoyens, pour aller jusqu’au bout de ma pensée : il y a des heures où il est de l’intérêt du prolétariat d’empêcher une trop violente dégradation intellectuelle et morale de la bourgeoisie elle-même et voilà pourquoi, lorsque, à propos d’un crime militaire, il s’est élevé entre les diverses fractions bourgeoises la lutte que vous savez, et lorsqu’une petite minorité bourgeoise, contre l’ensemble de toutes les forces de mensonges déchaînées, a essayé de crier justice et de faire entendre la vérité, c’était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d’aller du côté où la vérité souffrait, où l’humanité criait.

Guesde a dit à la salle Vantier : « Que ceux qui admirent la société capitaliste s’occupent d’en redresser les erreurs ; que ceux qui admirent le soleil capitaliste s’appliquent à en effacer les taches. »

Eh bien ! qu’il me permette de lui dire ; le jour où contre un homme un crime se commet ; le jour où il se commet par la main de la bourgeoisie, mais où le prolétariat, en intervenant, pourrait empêcher ce crime, ce n’est plus la bourgeoisie seule qui en est responsable, c’est le prolétariat lui-même ; c’est lui qui, en n’arrêtant pas la main du bourreau prêt à frapper, devient le complice du bourreau ; et alors ce n’est plus la tache qui voile, qui flétrit le soleil capitaliste déclinant, c’est la tache qui vient flétrir le soleil socialiste levant. Nous n’avons pas voulu de cette flétrissure de honte sur l’aurore du prolétariat. (Applaudissements et bravos prolongés)

Ce qu’il y a de singulier, ce qu’il faut que tout le Parti socialiste en Europe et ici, sache bien, c’est qu’au début même de ce grand drame, ce sont les socialistes révolutionnaires qui m’encourageaient le plus, qui m’engageaient le plus à entrer dans la bataille. Il faut que vous sachiez, camarades, comment devant le groupe socialiste de la dernière législature, la question s’est posée.

Quand elle vint pour la première fois, quand nous eûmes à nous demander quelle attitude nous prendrions, le groupe socialiste se trouva partagé à peu près en deux.

D’un côté, il y avait ceux que vous me permettrez bien d’appeler, ceux qu’on appelait alors, les modérés du groupe. C’était Millerand, c’était Viviani, c’était Jourde, c’était Lavy, qui disaient : « Voilà une question dangereuse, et où nous ne devons pas intervenir. »

De l’autre côté, il y avait ceux qu’on pouvait appeler alors la gauche révolutionnaire du groupe socialiste. Il y avait Guesde,Vaillant et moi qui disions : « Non, c’est une bataille qu’il faut livrer. »

Ah ! je me rappelle les accents admirables de Guesde lorsque parut la lettre de Zola. Nos camarades modérés du groupe socialiste disaient : « Mais Zola n’est point un socialiste ; Zola est, après tout, un bourgeois. Va-t-on mettre le Parti socialiste à la remorque d’un écrivain bourgeois ? »

Et Guesde, se levant comme il suffoquait d’entendre ce langage, alla ouvrir la fenêtre de la salle où le groupe délibérait, en disant : « La lettre de Zola, c’est le plus grand acte révolutionnaire du siècle ! » (Applaudissements prolongés et répétés)

Et puis, lorsque, animé par ces paroles, en même temps que par ma propre conviction, lorsque j’allais témoigner au procès Zola ; lorsque, devant la réunion des colonels, des généraux dont on commençait alors à soupçonner les crimes, sans les avoir profondément explorés ; lorsque j’eus commencé à témoigner, à déposer, et que je revins à la Chambre, Guesde me dit ces paroles dont je me souviendrai tant que je vivrai : « Jaurès, je vous aime, parce que chez vous l’acte suit toujours la pensée. » (Ovation prolongée)

Et, comme les cannibales de l’état-major continuaient à s’acharner sur le vaincu, Guesde me disait : « Que ferons-nous un jour, que feront un jour les socialistes d’une humanité ainsi abaissée et ainsi avilie ? Nous viendrons trop tard, disait-il avec une éloquente amertume ; les matériaux humains seront pourris lorsque ce sera notre tour de bâtir notre maison. »

Eh bien ! pourquoi après ces paroles, pourquoi après ces déclarations, le Conseil national du parti, quelques mois après, au mois de juillet, a-t-il essayé de faire sortir le prolétariat de cette bataille ?

Peut-être, j’ai essayé de me l’expliquer bien des fois, les révolutionnaires ont-ils trouvé que nous nous attardions trop dans ce combat, que nous y dépensions trop de notre force et de la force du peuple ?

Mais qu’ils me permettent de leur dire : où sera, dans les jours décisifs, l’énergie révolutionnaire des hommes si, lorsqu’une bataille comme celle-là est engagée contre toutes les puissances du mensonge, contre toutes les puissances d’oppression, nous n’allons pas jusqu’au bout ?

Pour moi, j’ai voulu continuer, j’ai voulu persévérer jusqu’à ce que la bête venimeuse ait été obligée de dégorger son venin. (Bravos, bravos !)

Oui, il fallait poursuivre tous les faussaires, tous les menteurs, tous les bourreaux, tous les traîtres ; il fallait les poursuivre à la pointe de la vérité, comme à la pointe du glaive,jusqu’à ce qu’ils aient été obligés à la face du monde entier de confesser leurs crimes, l’ignominie de leurs crimes. (Longs applaudissements et bravos.)

Et, remarquez-le, le manifeste par lequel on nous signifiait d’avoir à abandonner cette bataille, paru en juillet, a précédé de quelques semaines l’aveu, qu’en persévérant, nous avons arraché au colonel Henry. Eh bien ! laissez-moi me féliciter de n’avoir pas entendu la sonnerie de retraite qu’on faisait entendre à nos oreilles ; d’avoir mis la marque du prolétariat socialiste, la marque de la Révolution sur la découverte d’un des plus grands crimes que la caste militaire ait commis contre l’humanité. (Applaudissements)

Ce n’était pas du temps perdu, car, pendant que s’étalaient ses crimes, pendant que vous appreniez à connaître toutes ses hontes, tous ses mensonges, toutes ses machinations, le prestige du militarisme descendait tous les jours dans l’esprit des hommes et sachez-le, le militarisme n’est pas dangereux seulement parce qu’il est le gardien armé du capital, il est dangereux aussi parce qu’il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge de dévouement et de sacrifices.

Lorsqu’on a vu que cette idole si glorieusement peinte et si superbe ; que cette idole qui exigeait pour le service de ses appétits monstrueux des sacrifices de générations ; lorsqu’on a vu qu’elle était pourrie, qu’elle ne contenait que déshonneur, trahison, intrigues, mensonges, alors le militarisme a reçu un coup mortel, et la Révolution sociale n’y a rien perdu. (Vifs applaudissements)

Un citoyen – Vive Galliffet !

Jaurès – Je dis qu’ainsi le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même. Et c’est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il a poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible.
La question millerand.

De quelque manière que vous jugiez l’entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau ; de quelque manière que vous jugiez la tactique ainsi inaugurée et les résultats qu’elle a produits, tous vous êtes d’accord pour dire qu’en tout cas, l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois est un signe éclatant de la croissance, de la puissance du Parti socialiste.

Vous vous rappelez que c’est ce que proclamait, il y a un an, le citoyen Lafargue lui-même. Opposé, dès la première heure, à l’entrée de Millerand dans le ministère, il déclarait cependant que c’était là un symptôme décisif de la force croissante de notre parti.

Je me souviens qu’il y a quelques semaines, à la clôture du Congrès international, quand les délégués du Socialisme international allèrent porter une couronne au mur des Fédérés, malgré le stupide déploiement de police du préfet Lépine, le socialiste allemand Singer qui représente pourtant l’extrême gauche du mouvement allemand, qui avait été le seul de ses camarades à voter contre la motion transactionnelle de Kautsky le citoyen Singer disait : « On ne peut approuver l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois ; mais je ne puis cependant ne pas dire que, tandis qu’il y a trente années, la bourgeoisie fusillait ici les prolétaires, le Parti socialiste a tellement grandi qu’en une heure de péril, pour sauver les libertés élémentaires, la bourgeoisie est obligée d’appeler un des nôtres. »

Donc, il n’y aura pas sur ce point de doute entre nous. Quelque jugement que nous portions sur le fond même de la chose, nous serons unanimes à proclamer devant tous les partis bourgeois qu’elle atteste la force croissante de notre parti.

Maintenant est-il juste, est-il sage, est-il conforme au principe qu’un socialiste participe au gouvernement de la bourgeoisie ?

Citoyens, l’heure est venue, il me semble, de discuter cette question avec calme. Jusqu’ici nous ne l’avons discutée que dans les tempêtes et pour ma part – ne vous fâchez pas de ce ressouvenir -, si je me reporte au Congrès de décembre, il y a un an, et au Congrès plus récent de la fin septembre, je me rappelle avoir entendu des arguments à coup sûr, mais aussi beaucoup de cris variés de : « Galliffet ! Chalon ! La Martinique !… »

J’imagine que nous avons cessé de discuter de cette façon, parce que, prenez-y garde, ces procédés de discussion, au moyen desquels on a prétendu nous frapper, pourraient blesser vos amis eux-mêmes. Vous nous avez crié « Galliffet » pour signifier qu’en approuvant l’entrée de M. Millerand au ministère nous étions, pour ainsi dire, responsables et solidaires de tous les actes passés de Galliffet.

Prenez-y garde, camarades, qui me faites un signe d’interruption silencieux dont je vous remercie, puisqu’il m’avertit sans troubler l’ordre de l’assemblée, prenez-y garde.

Vous autres, ici, à Lille, les travailleurs lillois, deux mois après l’entrée de Millerand au ministère, vous l’avez reçu ici, vous l’avez fêté ici, vous l’avez acclamé ici, et j’imagine, quoiqu’il fût dès lors le collègue de Galliffet, que vous ne vouliez pas acclamer en même temps Galliffet lui-même. Par conséquent, ne nous envoyez pas une flèche qui rebondirait vers vous. (Très bien ! Très bien ! Bravos !)

Et maintenant,je ne veux dire que quelques mots des douloureux événements de la Martinique et de Chalon, mais laissez-moi rappeler à ceux de nos camarades qui se laissent emporter jusqu’à en faire un grief contre nous qu’ils commettent une confusion étrange. Lorsqu’on soutient un ministère dans la société bourgeoise, même un ministère où il y a un socialiste, cela n’implique pas qu’on ait la naïveté d’attendre de ce ministère et d’aucun ministère bourgeois l’entière justice et l’entière déférence aux intérêts du prolétariat. Nous savons très bien que la société capitaliste est la terre de l’iniquité et que nous ne sortirons de l’iniquité qu’en sortant du capitalisme.

Mais nous savons aussi qu’il y a des ennemis plus forcenés dans la société bourgeoise, des adversaires plus haineux et plus violents les uns que les autres ; et lorsque nous soutenons un ministère, ce n’est pas pour ce ministère, c’est contre les autres plus mauvais qui voudraient le remplacer pour vous faire du mal. Alors c’est une injustice meurtrière de nous reprocher les fautes, les erreurs ou les crimes de ceux que nous ne soutenons que pour empêcher des crimes plus grands. (Vifs applaudissements)

Laissez-moi vous dire, pour la Martinique, qu’à peine le massacre des Français fut-il connu en Europe et lorsque arrivèrent les premières lettres à nos amis et les premiers rapports au gouvernement, le groupe socialiste des Antilles, réuni à Paris, fit une démarche auprès du ministre.

Il lui demanda trois choses : il lui demanda le déplacement des magistrats qui avaient le plus brutalement condamné les grévistes ; il lui demanda la disgrâce, la peine disciplinaire la plus forte contre l’officier Kahn, contre l’officier meurtrier.

Une Voix – Il fallait le fusiller !

Jaurès – Et il demanda enfin la mise en liberté immédiate de tous les prolétaires noirs condamnés pour faits de grève.

L’officier a été frappé, les juges ont été déplacés et, par câble, l’ordre a été donné de remettre en liberté tous les ouvriers grévistes condamnés. (Bravos)

En ce qui concerne les grèves de France, je ne dis qu’une chose : le gouvernement a adopté une tactique, dont, malgré tout, dans l’avenir, s’ils savent l’imposer toujours, les prolétaires pourront bénéficier : c’est de ne pas dessaisir de la police les municipalités. Vous savez bien que les patrons de Marseille, comme M.Thierry, ont fait grief au gouvernement de n’avoir pas enlevé la police au maire socialiste de Marseille, à notre ami le citoyen Flaissières.

À Chalon, c’est le crime de la municipalité interdisant le cortège qui a été la cause de la bagarre et l’occasion du meurtre.

Malgré tout, parce que nous savons que les prolétaires auront plus de garantie, si ce sont les municipalités élues par eux, vivant au milieu d’eux qui gardent la police, il faut persister à demander que la police soit laissée aux mains des municipalités.

Et laissez-moi vous le dire, si vous aviez le droit, parce que nous avons soutenu contre le nationalisme, contre la réaction, le ministère Waldeck-Rousseau, si vous aviez le droit de nous accuser de je ne sais quelle complicité dans les crimes de la Martinique et de Chalon, que diriez-vous à vos amis eux-mêmes ?

Quoi ! vous avez réuni sur cette estrade – et je vous demande la permission de parler en toute liberté -vous avez réuni sur cette estrade les maires du Parti ouvrier français. Eh bien ! je vous le demande, si la politique du gouvernement pouvait se caractériser par la Martinique et par Chalon, si ces crimes-là en étaient l’expression vraie et la caractéristique, que diriez-vous des municipalités élues qui auraient accepté, comme l’ont fait les vôtres – et elles ont eu raison – d’aller rompre le pain de l’hospitalité, au même banquet que les gouvernants meurtriers ?

Quoi ! le maire de Lille,le citoyen Deloryle maire de Fourmies – de Fourmies ! la ville assassinée – tous ces maires élus, tous ceux qui portent en eux la responsabilité de la cité vont s’asseoir à la même table que Waldeck-Rousseau, et lorsque la Chambre est rentrée, lorsque le Parlement est réuni, lorsqu’il y a une interpellation sur la politique générale, lorsqu’il ne s’agit plus seulement de Chalon et de la Martinique, mais de Sipido ignominieusement expulsé, mais de Morgari chassé ;lorsqu’il s’agit de tout cela, telle est pourtant la force des choses, tel est l’intérêt suprême du prolétariat à ne pas se livrer à la réaction nationaliste et cléricale, que tous vos élus, tous, tous, Zévaès qui est ici, comme Vaillant, tous ont donné un vote de défiance au gouvernement.

Prenez garde, si vous dites Chalon et La Martinique, ce n’est pas moi seul que vous frapperez ! (Vifs applaudissements et bravos)

Nous pouvons donc, nous élevant au-dessus de ces polémiques personnelles et de ces luttes fratricides, nous pouvons regarder la question de principe en elle-même et pour elle-même.

Je me permets de vous dire avec l’assurance peut-être présomptueuse de n’être pas démenti par les années qui vont venir, je me permets de vous dire que le Parti socialiste, depuis trente ans, a essayé une forme nouvelle d’action toutes les fois qu’il a renoncé à son abstention première, qualifiée révolutionnaire, pour entrer dans l’action et se mêler aux événements, toujours il y a eu des intransigeants qui ont adressé au Parti socialiste les reproches que quelques-uns d’entre vous adressent aujourd’hui à la participation d’un socialiste à un gouvernement bourgeois.
Tactique.

Ah ! citoyens, depuis trente ans, le Parti socialiste a fait du chemin dans le monde. Il s’est mêlé à beaucoup d’événements, à beaucoup d’institutions en dehors desquelles il se tenait d’abord. Nous discutons aujourd’hui pour savoir si le Parti socialiste doit participer à l’action parlementaire.

N’allez pas pourtant vous imaginer, camarades, qu’il en a toujours été ainsi. Il y a eu dans l’histoire du Parti socialiste depuis trente ans un moment où ceux qui conseillaient l’entrée des socialistes dans le Parlement étaient combattus aussi violemment, dénoncés aussi âprement que nous, nous le sommes aujourd’hui. Écoutez,je vous prie, ce qu’écrivait en 1869 le grand socialiste démocrate dont l’humanité socialiste a pleuré la mort, le citoyen, le compagnon Wilhelm Liebknecht.

En 1869, au moment où venait d’être créé depuis deux ans déjà le suffrage universel en Allemagne, pour le Parlement de la confédération de l’Allemagne du Nord, Liebknecht a écrit une brochure pour chercher ce que les socialistes pouvaient et devaient faire au Parlement.

Non seulement il ne voulait pas qu’on s’y occupât d’action réformatrice, mais il considérait que la tribune parlementaire était inutile, même pour les discours de pure propagande, et il disait :

« Nos discours ne peuvent avoir aucune influence directe sur la législation ; nous ne convertissons pas le Parlement par des paroles, par nos discours nous ne pouvons jeter dans la masse des vérités qu’il ne soit possible de mieux divulguer d’une autre manière.

« Quelle utilité pratique offrent alors les discours au Parlement ? Aucune ; et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles.

« Pas un seul avantage.

Et voici de l’autre côté les désavantages : sacrifice des principes, abaissement de la lutte politique, réduite à une escarmouche parlementaire ; faire croire au peuple que le Parlement bismarkien est appelé à résoudre la question sociale serait une imbécillité ou une trahison. »

Voilà comment, en 1869, apparaissait aux socialistes démocrates l’action même, l’action de propagande de nos élus dans le Parlement. J’imagine que vous avez reconnu là, appliquées à un objet différent, les condamnations que l’on porte contre nous à propos de l’entrée d’un socialiste dans un ministère bourgeois. Quelques années après, pourtant, entraîné par l’irrésistible mouvement des choses, non seulement Liebknecht demeurait un combattant à l’assemblée de l’Empire, mais il entrait au Landtag saxon, où on ne peut entrer qu’en prêtant le serment de fidélité à la constitution royale et bourgeoise.

« Je jure devant Dieu. » (Exclamations ironiques de plusieurs côtés)

Delory – Citoyennes et citoyens, le besoin d’interruption place les interrupteurs dans une mauvaise posture puisque Jaurès n’a fait qu’une citation. (On rit)

Jaurès – Mais, voyez, citoyens, à quel malentendu extraordinaire peuvent conduire les préventions que nous avons les uns contre les autres. Je viens de vous annoncer qu’on ne pouvait entrer au Landtag sans prêter un serment de fidélité au roi de Saxe ;je vous rappelle, je vous décris la formule du serment prêté par Liebknecht pour entrer au Landtag de Saxe, et voilà des camarades un peu pressés qui ne sont pas fâchés de me taxer de cléricalisme. (Hilarité)

Représentez-vous bien que c’est Liebknecht qui parle : « Je jure devant Dieu d’être inébranlablement fidèle à la Constitution et de servir, selon ma conscience, par mes propositions et mes votes, l’intérêt inséparable du roi et de la patrie. Ainsi Dieu me soit en aide. »

Il se trouva à ce moment, camarades, des purs, des intransigeants qui accusèrent Liebknecht, envers la démocratie socialiste, d’avoir prêté ce serment en vue d’occuper un siège au Landtag et Liebknecht, l’admirable révolutionnaire, répondait avec raison : « Mais alors ? Nous serons éternellement les dupes des dirigeants s’il leur suffit de mettre sur notre route cet obstacle de papier d’une formule de serment. »

Et moi je vous demande, lorsqu’on fait un crime à un ministre socialiste d’avoir accepté ce que j’appellerai la formalité ministérielle de l’apparente solidarité de vote avec ses collègues du Cabinet, je vous demande si cette formalité est plus humiliante pour le Parti socialiste de France que ne l’était, pour les révolutionnaires socialistes d’Allemagne, le serment prêté devant Dieu d’être fidèles au roi ?

Je vous demande si, nous aussi, nous nous arrêterons devant ces obstacles de papier, devant ces formalités et ces chinoiseries, et si nous hésiterons, quand il le faudra pour notre cause, à jeter un des nôtres dans la forteresse du gouvernement bourgeois. (Non ! Non ! Bravos !)

Mais ce n’est pas tout et une autre question, très délicate aussi… Mais j’oublie l’heure… Citoyens, j’ai du remords d’être long. (Parlez ! Parlez !)

Je vais céder la parole à Guesde.

Delory – En un quart d’heure, vous aurez fini. Camarades, nous vous demandons un peu de patience. Il est certain que la question est suffisamment grave pour que nous sacrifions quelques minutes de notre temps. Le camarade Jaurès va essayer de résumer le plus brièvement possible pour permettre à Guesde de répondre. (Bravos)

Jaurès – J’ai dit qu’une question aussi difficile s’était posée devant les socialistes allemands à propos de la participation aux élections au Landtag de Prusse. Là, il n’y a pas de suffrage universel, il y a trois classes d’électeurs : c’est un véritable cens et le système électoral est combiné de telle sorte que les socialistes tout seuls ne peuvent jamais faire entrer l’un des leurs dans l’assemblée élective de Prusse. Ils ne le peuvent qu’en contractant des alliances ou, comme ils disent, des compromis avec les partis bourgeois.

En 1893, sur un rapport de Bebel, les démocrates socialistes allemands déclarèrent ce qui suit au Congrès de Cologne :

« Considérant qu’il est contraire aux principes observés jusqu’ici par le parti de s’engager dans des compromis avec des partis ennemis, parce que ceux-ci conduiraient nécessairement à la démoralisation, aux querelles et aux divisions dans leurs propres rangs, le Congrès déclare :

« C’est le devoir des membres du Parti en Prusse de s’abstenir entièrement de prendre part aux élections pour le Landtag, sous le régime actuel. »

Mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’en s’abstenant de prendre part aux élections, ils laissaient écraser la bourgeoisie libérale par les partis rétrogrades et que les droits du prolétariat, droits d’association, droits de coalition étaient menacés.

À Hambourg en 1898, à Stuttgart en 1899, ils commençaient à permettre aux socialistes de Prusse de prendre part aux élections du Landtag prussien.

Et enfin cela ne suffit pas et le même Bebel qui, en 1893, avait demandé au parti d’interdire à tous ses membres la participation aux élections du Landtag de Prusse, le même Bebel, comprenant la faute qui avait été commise, l’erreur de tactique qui avait été faite, demanda, en 1900, au Congrès de Mayence un vote ferme.

Au Congrès de Mayence, sept ans après l’interdiction portée, le Parti socialiste allemand a donné l’ordre aux socialistes prussiens de prendre part aux élections du Landtag de Prusse.

Et pourtant, c’est au nom de la lutte de classes, c’est au nom de la tactique de parti qu’en 1893 on interdisait aux socialistes allemands de prendre part aux élections du Landtag.

Puis on a vu que la lutte de classes obligeait le prolétariat à défendre ses libertés élémentaires même, s’il le faut, en se coalisant avec la fraction libérale de la bourgeoisie et là où on avait dit « Non » on a dit « Oui » et on a donné un ordre. Les accuserez-vous d’avoir trahi ? (Vifs applaudissements)

Et moi, je vous dis, sans pouvoir vous donner maintenant toutes mes raisons, que de même l’heure viendra où le Parti socialiste unifié, organisé, donnera l’ordre à l’un des siens ou à plusieurs des siens d’aller s’asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie pour contrôler le mécanisme de la société bourgeoise, pour résister le plus possible aux entraînements des réactions, pour collaborer le plus possible aux ?uvres de réforme.
L’unité.

Citoyens et amis,j’ai abusé de votre bienveillante attention et je ne me consolerais pas de brusquer ainsi ma démonstration, de la laisser incomplète, pour céder à Guesde mon tour de parole, si je ne me disais qu’après tout, quels que soient les dissentiments, quelles que soient les difficultés, quelles que soient les polémiques d’un jour entre socialistes, on se retrouve. Nous reviendrons, non plus pour batailler, non plus pour polémiquer, mais quand le parti sera organisé, pour chercher ensemble, en loyaux camarades, quel est le meilleur moyen de servir les intérêts du parti. Ah ! on dit au Parti : « Restez isolé, restez à l’écart, ne vous mêlez pas à l’action gouvernementale ; tenez-vous aussi loin que possible de l’État bourgeois. »

Et moi je vous dis que toutes les grandes révolutions ont été faites dans le monde parce que la société nouvelle, avant de s’épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne.

L’autre jour Kautsky nous raillant un peu, nous disait : « Mais vous imaginez-vous conquérir le pouvoir gouvernemental de l’État en conquérant portefeuille par portefeuille ? C’est comme si, au temps de la Réforme, les protestants s’étaient imaginé qu’ils allaient conquérir le monde en conquérant un cardinal après l’autre, dans le sacré Collège. »

J’en demande pardon à Kautsky : ce qui a fait la force des hérésies, des grandes révoltes de la conscience religieuse indépendante, au XIIe et au XIIIe siècles, ce qui fit ensuite la force de la Réforme, c’est précisément qu’elle a surgi en s’emparant d’une partie même du pouvoir de l’ancienne Église ; c’est qu’il y a eu, au XVIe siècle, une période où les fidèles ne savaient plus au juste si leurs cardinaux, évêques ou moines étaient restés avec le pape ou étaient allés avec Luther.

L’Église l’a si bien senti, elle a si bien compris que le péril pour elle était dans cette pénétration, que l’ordre des Jésuites, qui s’est constitué pour la sauver, s’est donné pour mot d’ordre de pénétrer partout et d’être, lui, impénétrable à tous.

L’Église s’est sauvée pour des siècles en se fermant à l’action de la société nouvelle. Mais ce que l’Église a pu faire, la démocratie bourgeoise ne peut pas le faire ; elle ne pourra se fermer ; elle vous a laissé déjà pénétrer dans les municipalités.

On parle de responsabilités qu’assume un ministre socialiste dans un ministère bourgeois ; mais est-ce que vos élus municipaux n’assument pas des responsabilités ? Est-ce qu’ils ne sont pas une partie de l’État bourgeois ? Mais le suffrage universel qui le nomme, il est réglé, il est limité par la loi bourgeoise.

Et si je voulais triompher du point de vue intransigeant où se placent quelques-uns de vos amis, comme je pourrais vous rappeler que vous acceptez ainsi le pouvoir municipal d’un suffrage universel, d’où la loi bourgeoise, en excluant les assistés ou les ouvriers errants, a exclu les plus pauvres des prolétaires ; comme je pourrais vous dire que le maire socialiste, tout socialiste qu’il est, peut être suspendu par le pouvoir central, et pour un an n’être pas rééligible ; comme je pourrais vous dire qu’il accepte forcément, parce qu’il est maire, d’appliquer, d’administrer un grand nombre de lois bourgeoises, comme je pourrais vous dire que s’il se produit des conflits violents dans vos rues, il est obligé, lui aussi, sous peine de laisser dire que le socialisme, c’est le pillage et le meurtre, de faire appel à la force publique. Et voyez, à Marseille, ces jours-ci, quelle responsabilité pesait sur le maire socialiste. En assistant au débarquement de Krüger, et en protégeant les étrangers anglais contre les violences possibles de la foule, il n’était plus le maire socialiste de Marseille, il était chargé de la sécurité, du renom de la France entière. Ah ! ce serait trop commode d’être maire socialiste devant le monde, si on n’était pas obligé en même temps de compter avec toutes ces responsabilités ! Mais c’est parce que la tâche est lourde, c’est parce qu’on est tout ensemble une fraction du prolétariat conquérant et une fraction de l’État bourgeois.

C’est pour cela qu’il ne suffit pas d’un mécanisme pour faire aller la mairie socialiste, qu’il y faut des hommes de tête, des hommes de prudence, de pensée et de réflexion, d’équilibre et de volonté, des hommes comme Flaissières, des hommes comme Delory. (Bravos répétés. Cris : Vive Delory !)

Oui, à mesure que grandit le pouvoir du Parti socialiste, grandit sa responsabilité.

Mais de cette responsabilité, nous n’avons pas peur, le Parti socialiste n’en a pas peur ; il a confiance dans la classe ouvrière, à une condition, c’est qu’elle soit organisée, c’est qu’elle soit unifiée ; c’est qu’en face de tous les autres partis anarchiques et discordants, elle ne forme qu’un parti, comme elle ne forme qu’une classe.

Eh oui ! il y aura entre nous, longtemps peut-être, des dissentiments de méthode et de tactique. Mais il y en a en Belgique, en Allemagne ; cela ne les empêche pas d’être unis, de discuter loyalement, en camarades.

Et c’est ainsi que nous voulons discuter encore ; et nous voulons préparer au grand jour la grande unité socialiste, la grande fraternité socialiste, par la lumière, par la raison, par l’organisation ; et cela pour faire d’abord ?uvre de réforme, et dans la réforme, ?uvre commençante de révolution ; car je ne suis pas un modéré,je suis avec vous un révolutionnaire.

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