L’idée socialiste

Messieurs, si j’étais capable – et je ne le suis point – d’apporter ici une grande nouveauté, je crois bien que je m’en garderais. II y a aujourd’hui dans le monde – je dis à dessein : dans le monde – un parti socialiste, une idée socialiste. A coup sûr ce parti est d’esprit libre, toujours attentif aux mouvements de la réalité, toujours prêt à réviser sous la leçon des faits ses formules mêmes essentielles. Mais enfin, depuis un siècle de recherches intellectuelles et de luttes ouvrières, il a abouti à une conception générale, et il n’y a pas lieu jusqu’ici de la tenir pour incomplète ou pour insuffisante.

Le socialisme universel affirme à l’heure actuelle que pour émanciper les travailleurs il n’y a aujourd’hui qu’une solution, oh ! blessante pour beaucoup d’intérêts, troublante pour beaucoup de préjugés, pénible même à beaucoup de bonnes volontés hésitantes, pénible peut-être à ceux qui dans la lutte purement politique sont nos voisins de combat, mais qui sont séparés de nous par certaines conceptions économiques fondamentales. Oui, il y a une conception commune à laquelle ont abouti les socialistes de toutes les écoles et de tous les pays : c’est qu’il n’y a qu’un moyen de libérer le prolétariat ; c’est, partout où il y a divorce, où il y a séparation de la propriété et du travail, de remplacer ce qu’on appelle le capital, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, par la propriété sociale commune ou collectiviste des moyens de production. Et sans faiblesse, sans hésitation, sachant bien que cette formule générale saura bien dans son unité s’adapter à la diversité des conditions économiques, nous la proclamons pour le monde paysan comme pour le monde industriel. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et nous ne pouvons pas ne pas la proclamer. Elle est, je le répète, le résultat de tout un siècle d’efforts intellectuels et de combats ouvriers. Pour y aboutir, il a fallu que l’expérience, que la dure réalité brisât tous les systèmes intermédiaires, tous les systèmes transactionnels ou s’essayait timidement la bonne foi des réformateurs.

Les saint-simoniens avaient imaginé que pour assurer la prédominance du travail il suffirait de transférer de la classe noble et militaire, c’est-à-dire, à leurs yeux, de la classe oisive, à la classe industrielle, la propriété et le pouvoir. Et dans la classe industrielle ils ne distinguaient pas le capital et le travail ; mais dans l’intérieur de cette classe industrielle que le saint-simonisme n’a regardée et n’a jugée qu’en bloc, le développement économique a produit une scission entre le capital et le salariat, et la solution saint-simonienne a été brisée par le mouvement même des choses.

De même, Fourier avait imaginé de guérir les souffrances et les laideurs de cette société qu’il voulait transformer par les prodiges de son imagination créatrice : il avait imaginé de guérir ces souffrances et ces laideurs par ces associations spontanées qui s’enchaîneraient dans des harmonies merveilleuses. Et voici que ce sont d’abord les seules associations du capital qui se sont produites, et que là ou Fourier voyait une association suprême d’harmonie et de libération il s’est trouvé qu’il y avait simplement un moyen de force pour la seule puissance capitaliste elle-même.

Et, de même, lorsque Proudhon, pour sauver la classe des petits artisans menacés d’expropriation par le capitalisme, a imaginé d’instituer le crédit gratuit, il a oublié que le crédit gratuit était en contradiction violente avec le régime capitaliste lui-même et qu’il n’y avait qu’un moyen de procurer aux travailleurs, à tous les travailleurs le crédit gratuit, c’était de leur remettre, par l’intermédiaire de la nation et sous la forme de la propriété sociale, la propriété gratuite des moyens de production. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et pendant qu’ainsi tombaient les uns après les autres les systèmes transactionnels ruinés précisément par leur esprit de transaction, la classe ouvrière elle-même était obligée de renoncer au rêve de conciliation fraternelle qu’elle avait fait avec le capital.

Vous savez bien, messieurs, que c’est ce grand rêve généreux et funeste qui a empli la République et la Révolution de 1848 ; vous savez bien que c’est dans ces recherches incertaines, tâtonnantes, de conciliation impossible, qu’elle a usé ses premiers mois, les mois définitifs. Et qu’est-il advenu ? Ce sont les journées de Juin qui ont répondu à ce rêve de fraternité et de conciliation ; c’est en Allemagne la contre-révolution écrasant la démocratie allemande, mal servie par la puissance vaguement doctrinaire du Parlement de Francfort ; c’est, dans les faubourgs de Vienne, les ouvriers écrasés par la réaction autrichienne et par la réaction slave ! Et pendant que l’expérience, pendant que l’âpre développement économique écrasait dans les cerveaux les systèmes transactionnels, l’âpre brutalité capitaliste écrasait dans la rue les rêves vagues et incertains de conciliation chimérique que les classes ouvrières avaient formés.

Et alors, peu a peu, la pensée socialiste grandissait en audace ; la classe ouvrière grandissait en audace et en affirmation, et le socialisme disait qu’une seule ressource de libération restait aux peuples opprimés : c’était la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale, pour que tous les producteurs devinssent copropriétaires des instruments de travail ; et la classe ouvrière affirmait qu’elle ne pouvait plus, après les déceptions et les expériences du passé, attendre sa libération de la bonne volonté des dirigeants ou du sentimentalisme vague des philanthropes, qu’elle ne pouvait l’attendre que d’elle-même, organisée en un parti conscient pour la conquête du pouvoir et de la propriété.

Et voilà pourquoi la conception socialiste d’aujourd’hui, celle qui est affirmée dans l’ancien et le nouveau monde, en ses grands traits, par tous les partis socialistes du globe, voilà pourquoi cette doctrine socialiste il ne dépend pas de nous de la modifier, parce qu’elle résume, je le répète, et qu’elle porte en elle toute la substance intellectuelle d’un siècle de pensée et de lutte, de tout un siècle de combat ouvrier. Et pas plus qu’il ne nous appartient, à nous, de la modifier, de la remanier au gré de timidités passagères et de préjugés qui disparaîtront, pas plus qu’il ne nous est permis de la modifier ou de la renier partiellement, vous ne l’arrêterez et vous n’en diminuerez la force en lui adressant de subtiles questions de détail sur les modes particuliers et infinitésimaux par lesquels elle se réalisera. (Applaudissements à l’extrême gauche. Mouvements divers.) Ah ! messieurs, vous pouvez sourire…

M. Antoine Perrier (Savoie). – C’est le point capital ! C’est là surtout où l’on vous attend.

M. JAURÈS. – Oui, monsieur Antoine Perrier, c’est le point capital. Si l’on avait dit à vos ancêtres – j’entends les ancêtres de cette puissance semi-bourgeoise, semi-populaire qui est installée aujourd’hui au pouvoir politique et social – si, à la veille du jour où par tous ses philosophes, par les critiques de tous ses penseurs, par le déchaînement de tous ses pamphlets, elle critiquait le vieux régime féodal, on lui avait demandé de prédire et de dessiner le développement de l’être nouveau qui dormait dans l’Å“uf révolutionnaire et de prévoir après la Constituante la Législative, après la Législative la Convention, et, de répercussion en répercussion, les formes politiques et sociales qui nous gouvernent aujourd’hui ; si on avait dit à tous ces paysans attachés à la glèbe féodale, à tous ces bourgeois humiliés par l’orgueil des nobles qu’ils devaient attendre pour secouer le joug et pour lever la tête qu’un architecte minutieux eût décrit le mobilier de la société nouvelle, vous seriez encore dans l’ancienne ! (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Mais, messieurs, je n’entends pas me dérober par là à vos questions les plus générales. J’ai le droit de dire simplement que devant cette force du travail qui monte et qui revendique son droit, il est assez puéril de demander, je le répète, les modes secondaires et subalternes d’application par lesquels elle se réalisera. Il vous plaît de demander leur formule chimique à chacun des atomes de cette mer qui monte, qui demain couvrira tous vos rivages ; ce ne sont pas ces vaines curiosités qui l’arrêteront !

Mais, dans tous les cas, j’ai lu encore que si nous apportions une formule, ce ne pourrait être qu’une formule germanique. C’est le lieu commun de nos ennemis ; ils oublient que le socialisme allemand lui-même, par toutes ses origines, par toutes ses racines, tient à la terre même de France, qu’il le proclame, l’affirme et s’en glorifie.

Non, ce n’est ni le socialisme germanique, ni celui d’un autre pays, c’est le socialisme humain, et si, à ce socialisme humain il fallait donner une nuance nationale, c’est la nuance de la France, du premier peuple émancipé, que porterait à cette heure le socialisme universel. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Et la preuve, c’est que pour préciser l’Å“uvre révolutionnaire nouvelle qu’accomplira, en ce qui concerne la propriété de la terre, le socialisme triomphant, il m’est facile de me reporter aux traditions, aux formules mêmes, aux principes et aux procédés de cette Révolution française que, sans cesse, vous revendiquez contre nous.

Oui, je suppose un moment que, de même qu’il y a un siècle, une grande crise nationale amenât à Versailles une représentation nouvelle de la nation, je suppose qu’ici, dans quelques années et de quelque manière que se soient déroulés les événements, – que ce soit par l’évolution régulière du suffrage universel que plusieurs nations en Europe songent à violenter contre nous ou que ce soit, comme au 4 septembre, par une poussée subite des événements, – je suppose qu’ici il y ait une Assemblée nouvelle, et que tout à coup, au lieu de voir, d’un bout à l’autre de cette Assemblée, les représentants naturels, légitimes des intérêts, grands ou petits, d’aujourd’hui, les représentants de la grande propriété terrienne, de la banque, de la haute industrie, de la riche agriculture, ou bien ces représentants de la bourgeoisie moyenne, avocats, médecins qui, sans intérêt social bien constitué, sans plan social bien défini, suivent à peu près les événements et les forces dominantes, qu’il y ait sur ces bancs, envoyés par la classe ouvrière, des travailleurs sortie de l’usine et décidés à transformer la propriété privée en propriété sociale ; je suppose qu’il y vienne aussi des paysans dressés sur la glèbe, affranchis de leurs vieux préjugés, comprenant que, pour eux, il n’y a de propriété possible que par une transformation de la propriété générale et, à côté d’eux, cette partie de la bourgeoisie qui a rompu les ponts derrière elle, qui a brisé, par des déclarations absolues et par une conduite conforme à ces déclarations, tous les liens qui la rattachaient à la classe dominante, et aussi ces hommes de savoir, ces hommes de recherches, que vous inquiétez aujourd’hui, dans toutes nos grandes écoles, jusque dans l’intimité de leur pensée libre et dans leur conscience de savants, ces hommes qui se disent aujourd’hui qu’ils peuvent être disgraciés demain par M. Rambaud s’ils adhèrent à une doctrine socialiste qui leur paraîtra la vérité, je suppose que tous ces hommes, paysans, ouvriers, savants, ingénieurs, agronomes, toute la science socialiste, tout le travail socialiste, siègent ici ; quel sera leur premier décret ? quel sera leur premier acte ?

Oh ! oui, je le répète, ils créeront une société nouvelle, sans analogue à coup sûr dans l’histoire humaine ; mais ils n’auront besoin, pour formuler leur décret, que de chercher dans les formules mêmes de la Révolution française et, après avoir déclaré que les grandes usines, que les filatures, que les verreries, que les tissages, que les hauts fourneaux, que ces énormes casernes du travail industriel moderne doivent devenir la propriété de la nation, pour devenir la propriété des travailleurs associés en elle ; après avoir déclaré cela pour le travail industriel, passant à la question agricole et paysanne, ils se souviendront qu’il y a un siècle la bourgeoisie, pour payer ses budgets, pour payer ses armées, pour enrichir la nouvelle couche de parvenus qui surgissait sur la société en décomposition, ils se souviendront que cette bourgeoisie révolutionnaire a proclamé biens nationaux, a attribué à la nation, a nationalisé, comme nous disons aujourd’hui, quoi ? quelques lopins de terre ? quelques misérables morceaux de richesse ? Non ! Non, elle a nationalisé 14 à 15 milliards de propriétés foncières appartenant aux nobles, appartenant aux prêtres, appartenant aux communautés religieuses, appartenant aux corporations d’ancien régime.

Et ces 14 à 15 milliards, qu’est-ce qu’ils représentaient ? Est-ce que c’était, je le répète, une petite opération, une opération limitée ? Mais à cette époque, cela représentait, dans certaines régions, près de la moitié de la valeur foncière, et sur les témoignages authentiques des écrivains de cette époque, vous pourrez voir qu’il y a eu un moment, de 1792 à 1794, où la moitié du domaine foncier appartenait à l’État révolutionnaire.

Ah ! vous nous dites que les paysans s’effrayent du mot d’expropriation. Mais vous l’avez largement pratiquée il y a un siècle. Seulement, malgré la légende, vous ne l’avez pas pratiquée pour eux ; vous l’avez pratiquée pour vous, oui, pour vous classe bourgeoise, nouvelle et avide. Je ne dis pas – c’est la tradition de nos manuels scolaires et je ne voudrais pas la déchirer – je ne dis pas qu’une partie, que quelques miettes de cet admirable domaine foncier ne soient allées aux petits propriétaires paysans. Ah ! je sais bien que, de loin en loin, la Convention rendait quelques décrets pour décider que les ventes se feraient à terme et qu’elles auraient lieu par petits lots, pour que cet immense domaine exproprié pût aller au moins par parcelles aux paysans de France ; mais ces décrets n’étaient pas exécutés et la force des choses reprenait son empire, servant en même temps tous les appétits qui fermentaient dans cette société nouvelle. Comment ferez-vous croire que ces paysans, qui n’ont secoué avec vous l’ancien régime que parce qu’ils étaient ruinés, pressurés jusqu’à la moelle, et qu’il ne leur restait rien, comment ferez-vous croire qu’ils ne sont entrés dans la Révolution que parce que l’ancien régime leur prenait tout, comment ferez-vous croire qu’il leur restât assez d’épargne, assez d’avances, de capital, pour acheter au comptant les terres que vous vendiez ? Car vous les vendiez au comptant, en bloc, et il y avait des enchères énormes, qui livraient les biens nationaux par départements entiers aux intermédiaires, parce que, je le veux bien – c’est votre excuse glorieuse – vous étiez dans la bataille, qu’il fallait nourrir vos armées, que les fournisseurs n’attendaient pas et que, pour payer les fournisseurs, vous ne pouviez pas attendre les échéances lointaines et échelonnées des petits paysans sans capital. Il vous fallait de l’argent tout de suite, l’argent de ceux qui en avaient, l’argent des gros fermiers enrichis, des hommes de finance, des fermiers généraux, l’argent des agioteurs, l’argent des spéculateurs, l’argent de la bourgeoisie rentière et financière qui commençait à percer. Et c’est à ceux-là que vous avez livré, sous le nom de biens nationaux, le plus clair de ce domaine de l’ancien régime que vous avez exproprié, en apparence pour les paysans, pour vous en réalité. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ils reprennent aujourd’hui ce que vous leur aviez promis, ce que vous ne leur avez pas donné. Le socialisme, lui, ne procédera pas à ces partages illusoires, car c’est vous qui avez été les partageux il y a un siècle.

Il ne procédera pas à ces partages, il ne donnera pas la terre à qui pourra l’acheter, car les classes dépouillées ne sont pas en mesure d’acheter les bénéfices du régime nouveau. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Non ! mais il dira à tous ces paysans épars sur le sol et qui le travaillent sans le posséder, à ces petits fermiers, métayers, ouvriers agricoles : « Désormais, c’est la nation qui est votre maître. Et comme la nation socialiste c’est vous-mêmes, travailleurs, comme elle ne peut avoir d’autre intérêt que le vôtre, d’autre vie que la vôtre, d’autre droit que le vôtre, c’est vous qui, par moi, serez vraiment les possesseurs de la terre travaillée par vous. Et, au lieu d’exiger de vous, comme le propriétaire d’hier, les redevances de la propriété oisive, je vous laisse les fruits du travail

et la possession véritable du domaine, à condition qu’à votre tour vous ne vous transformiez pas en exploiteurs du travail. » (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Voilà la révolution rurale, voilà la transformation agraire que le socialisme accomplira. Ah ! messieurs, je m’imagine que vous ne nous accuserez plus, comme vous l’avez fait si souvent, d’avoir une doctrine à double face, l’une tournée vers les villes, l’autre tournée vers les champs. Nous avons une pensée, une pensée complète qui aboutit à l’instauration de la propriété véritable sous une forme nouvelle pour les travailleurs du sol comme pour les ouvriers de l’industrie. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et lorsqu’en même temps que nous libérerons, que nous doterons ainsi les travailleurs du sol, ces travailleurs qui, jusqu’ici n’ont pas la moindre parcelle de la propriété, lorsque nous dirons aux petits propriétaires paysans : « Vous qui vous serviez de la terre comme d’un instrument de travail, gardez-la, puisque nous la donnons aux autres, mais vous êtes libérés de l’impôt, vous êtes libérés de l’hypothèque, vous êtes libérés de la spéculation et de l’usure, vous êtes libérés de la dette », alors, oui ! il se formera un seul bloc de toutes ces démocraties : petits propriétaires, ouvriers agricoles, petits fermiers, petits métayers, et, sur ce bloc, toutes vos forces de réaction ne pourront mordre. (Applaudissements à l’extrême gauche. Mouvements divers.)

Vous me pressez et vous me dites -— c’est à coup sûr votre pensée – : « Mais sous quel mode, sous quelle forme fonctionnera ensuite cette propriété sociale devenue à la fois la propriété de l’ouvrier et la propriété du paysan ? »

Messieurs, je reprends d’abord, en la précisant, – et dussiez-vous n’en être pas plus satisfaits que tout à l’heure, – je reprends ma réponse d’il y a un instant.

Il y a eu dans la révolution bourgeoise un moment qui est resté célèbre et glorieux, c’est la nuit du 4 août ; dans cette nuit du 4 août, la Constituante a aboli, sans redevance, les privilèges féodaux qui pesaient sur les personnes, et, avec indemnité, les droits féodaux qui résultaient de simples transactions et de simples contrats entre personnes réputées égales.

C’était là la formule, c’était là le principe général, et cette affirmation, si générale dans ses termes qu’elle fût, a suffi pour déterminer la chute du monde féodal et le surgissement d’un monde nouveau. Et pourtant, sortons des apparences, et cherchez, je vous prie, dans les discussions et les rapports qui suivirent cette nuit du 4 août, comment put être organisée cette déclaration générale de la Constituante.

Il y a des rapports célèbres ; il y a le rapport de Merlin, il y a le rapport de Tronchet, il y a les travaux de tous les grands jurisconsultes qui préparèrent ou rédigèrent le Code civil. La Constituante les chargea de préciser en projet de loi, en formules juridiques, la déclaration de principes de la nuit du 4 août, et ils furent sur le point d’échouer ; ils furent sur le point de revenir devant l’Assemblée avouer leur impuissance juridique, leur impuissance législative, parce qu’il leur était impossible de discerner dans la réalité complexe et enchevêtrée des faits, les droits vraiment féodaux que la Constituante avait prétendu abolir sans indemnité, tous ces droits dont Tronchet disait qu’ils représentaient des droits utiles qui auraient pu être constitués déjà en dehors du système féodal et sur une autre base ; et cette difficulté était si grande, ce malentendu était tel que les mainmortables de France, ces pauvres sujets mainmortables, en même temps qu’ils étaient libérés de la mainmorte, qui était, elle, un droit vraiment féodal, se crurent libérés des droits de lots et ventes, de toutes les censives, de tous les droits que l’Assemblée constituante avait considérés comme des droits bourgeois, c’est-à-dire comme des droits rachetables qui ne se trouvaient que par accident juxtaposés au régime féodal.

Et si l’Assemblée constituante, au lieu de briser tous ces droits comme elle l’a fait dans la nuit du 4 août, au risque de briser quelques liens qu’il faudrait renouveler le lendemain, si l’Assemblée constituante avait attendu, si elle avait consulté ses juristes, si elle s’était demandée comment elle ferait le criblage, par ce vent de tempête, parmi les droits féodaux, des droits nouveaux, je le répète, vous ne seriez pas nés. Mais elle a passé outre, la force populaire a passé outre, le torrent de la Révolution a passé outre et les subtilités qui ne l’ont pas arrêtée ne nous arrêteront pas non plus. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

J’ajoute cependant que, dès maintenant, nous pouvons — parce que nous sommes des observateurs de la réalité, et parce que le socialisme prétend être la conséquence d’une évolution réelle, et non pas la construction arbitraire d’un esprit systématique – j’ajoute que, dès maintenant, nous pouvons démêler dans la société d’aujourd’hui les éléments qui influeront sur le fonctionnement et l’organisation de la propriété sociale de demain.

Ah ! messieurs, elle sera singulièrement complexe, car une société est d’autant plus complexe qu’elle est plus riche. Considérez la société féodale elle-même ; son principe en apparence est simple, mais ses modalités sont infinies. Dans la seule branche des fiefs, les modalités diverses selon lesquelles était conféré le fief ou selon lesquelles il pouvait être retiré, par retrait féodal, par retrait lignager, par commise, par toutes ces variétés de changements de propriété où s’épuisent les subtilités des feudistes, le droit féodal, sous l’unité apparente de son principe, était d’une complexité qui défie la plus riche curiosité de l’esprit humain.

Votre société d’aujourd’hui est simple dans son principe ; c’est la propriété privée, soumise à la seule loi de l’échange, de la concurrence, de la division du travail sur le marché universel. C’est là la définition de la propriété du régime capitaliste. Mais sous cette définition simple, se cache l’infinie et inépuisable diversité de la vie. En effet, la propriété elle-même, aujourd’hui, a les formes secondaires les plus diverses et les plus extraordinairement variées. On dit propriété individuelle ; c’est vrai en un sens, puisque l’individu peut acquérir, vendre, échanger sans autre loi que les lois économiques générales. Propriété individuelle, oui ! Mais, sur cette propriété individuelle, il y a d’abord ce que j’appellerai une hypothèque familiale, puisque le père ne peut disposer, en dehors de sa descendance, que d’une partie de ce

domaine prétendu individuel, il y a déjà, intimement mêlée, une part de la propriété familiale ; il y a aussi par l’impôt, par le droit d’expropriation, une part de propriété gouvernementale et, enfin, cette propriété si complexe que vous appelez propriété individuelle, mais qui est en même temps propriété familiale et propriété gouvernementale, elle est surtout propriété capitaliste en ce sens que sa valeur dépend, non pas seulement de l’effort individuel de celui qui la possède, non pas seulement de l’effort continu des générations qui se la transmettent, non pas seulement de l’impôt prélevé ou abandonné, du gouvernement qui la domine, mais des innombrables fluctuations du marché qui haussent et baissent le prix de toutes les valeurs, du domaine foncier comme des autres.

En sorte qu’au-dessus de cette propriété si complexe et d’un tissu si varié : individuelle, familiale, gouvernementale, c’est la loi capitaliste qui apparaît souveraine et qu’aujourd’hui, messieurs, si vous vouliez donner quelque image de ce qu’est la propriété, vous devriez procéder, non pas par l’étalage d’une couleur simple, mais comme font les graveurs coloristes, en étalant sur leurs planches des séries de couleurs superposées, même celles qui, en dernière analyse, n’apparaîtront pas aux regards, mais qui contribuent, par leur influence secrète, à modifier la coloration générale infiniment riche, infiniment complexe de cette lithographie où le regard inexpérimenté n’aperçoit que la simplicité banale de quelques couleurs élémentaires. (Très bien ! très bien! à l’extrême gauche.) Eh bien ! s’il est impossible aujourd’hui à la science s’appliquant, dans le monde féodal, à la réalité du passé, dans le monde capitaliste, à la réalité d’aujourd’hui, s’il est impossible à la science d’apporter la formule de toutes les modalités secondaires, indéfinies, par lesquelles se manifeste et se diversifie le principe dominant, à plus forte raison, à nous qui prévoyons la société de demain, qui en définissons le principe et les lignes générales, nous est-il impossible – et cet aveu ne nous coûte rien – de définir les modalités futures ; car vous ne pouvez même pas définir, vous, les modalités présentes. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Mais en tout cas nous savons que dans la propriété de demain, dans la société de demain concourront, fonctionneront les quatre forces essentielles qui commencent à se dégager et à apparaître aujourd’hui.

La première, c’est l’individu, c’est le droit de l’individu à se développer dans sa liberté, sans autre limite que l’interdiction d’exploiter jamais, sous une forme ou sous une autre, la moindre parcelle du travail d’autrui. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Oh ! il se produit des courants de pensée bien singuliers à cette heure. Tandis que d’habitude – et je fais appel sur ce point à l’honorable M. Ribot, qui suit de près toutes les manifestations intellectuelles de notre temps – tandis que d’habitude on reproche au socialisme d’être la négation, l’absorption brutale de l’individu, voici que, depuis quelque temps, des hommes de toutes les doctrines philosophiques, des publicistes, des philosophes qui ont écrit dans le journal Le Temps et qui ont publié sur l’Idée de l’État de très beaux volumes, des professeurs de premier ordre discutant l’autre jour en Sorbonne une thèse sur le socialisme, d’autres encore, chargés précisément à la Sorbonne des leçons d’économie sociale, voici que ces hommes examinent notre thèse, et que nous reprochent-ils ? Est-ce de supprimer l’individu? C’est, au contraire, de l’exagérer ; c’est, au contraire, de trop briser les anciens cadres qui limitaient l’expansion individuelle ; c’est de trop briser les anciens liens de gouvernement, de patrie chauvine, de hiérarchie patronale et industrielle, toutes les vieilles forces régulatrices qui contenaient l’individu, qui l’empêchaient de se considérer comme sa fin, comme son propre but.

Nous attendrons, messieurs, que vous ayez mis d’accord l’opposition de vos critiques opposées, pour nous en émouvoir ; mais nous constatons qu’un mouvement qui sort de l’intensité des revendications, des désirs, des droits de tous ces individus qui veulent vivre, qui veulent connaître, à leur tour, les justes joies de la vie, ne pourra être l’oppression des individus.

Il y aura un autre élément, même dans le monde agricole : ce sont ces syndicats naissants, réactionnaires aujourd’hui, socialistes demain, mais en tout cas, suivant la formule très heureuse que j’ai retenue, cellules premières, à certains égards, d’une organisation plus collective du travail.

Puis au-dessus d© ces syndicats agricoles ou ouvriers, de ces groupements professionnels de métiers, il y a la commune qui, à certains égards, malgré la division du travail qui se produit dès maintenant, entre les diverses parties du territoire, est la première unité plus complète, plus riche que les organisations professionnelles qui ne comprennent qu’un élément exclusif et limité.

Et, enfin, au-dessus de l’individu, au-dessus du syndicat, au-dessus de la commune, il y a la nation, organisme central d’unité et de perpétuité, la nation maintenant sur les moyens de production son droit souverain de propriété pour empêcher qu’un seul individu puisse absorber la part de propriété qui doit appartenir à tous ceux qui travaillent.

Et c’est des combinaisons multiples, c’est des contrats infiniment riches et complexes entre tous ces éléments, entre toutes ces forces, l’individu, le syndicat, la commune, la nation, c’est de ces contrats infiniment riches, basés sur la propriété nationale, sur la propriété commune substituée à la propriété capitaliste, c’est de ces contrats que se dégagera la vie des individus, des groupes et des sociétés de demain.

Et, en tout cas, je le répète, s’il vous plaît de pousser vos questions encore, le peuple vous répondra : on ne comprend bien que ce que l’on aime ; et quand vous multiplierez les signes de doute ou d’hésitation, il se dira que vous vous sentez beaucoup plus menacés dans vos intérêts que troublés dans vos consciences ! (Applaudissements à l’extrême gauche.) Messieurs, voilà pourquoi l’Å“uvre socialiste se poursuit, se poursuivra et aboutira.

Au terme de ces trop longues explications, je n’ai que peu de mots à répondre à quelques difficultés qui nous sont opposées encore.

On m’a dit que j’exagérais la détresse, la souffrance des paysans. Ah ! messieurs, nous n’allons pas instituer un débat sur la dose de souffrance ou de misère que contiennent en ce moment-ci les consciences ou les existences paysannes. Entendons-nous bien. C’est une question de mesure ; je le dis dans un autre sens que l’autre jour. Je veux dire que c’est une question de point de vue. Si vous prétendez qu’en fait, dans la vie à demi bestiale, à demi humaine qui lui est faite trop souvent, le paysan ne pâtit pas au point que ses forces vitales même soient épuisées ou entamées, je vous dirai que, peut-être, sauf des exceptions encore trop larges, c’est vrai.

Mais, messieurs – c’est là qu’est entre nous la différence – nous ne mesurons pas une civilisation, pour toute une classe d’hommes, au niveau des plus bas besoins humains ; nous la mesurons, justement pour les classes d’hommes les plus humiliés, au niveau des sommets mêmes de cette civilisation.

Oui, nous savons qu’il y a aujourd’hui, dans l’ordre matériel, des possibilités de large bien-être ; nous savons qu’il y a dans l’ordre intellectuel, dans le développement moral, des possibilités de grandes et de hautes joies, nous savons que les hommes de la terre, s’ils n’étaient pas aussi pesamment courbés sur elle, s’ils la dominaient d’assez haut pour pouvoir la comprendre et l’aimer, trouveraient dans ce contact avec la nature des joies admirables qui sont réservées aujourd’hui aux artistes qui passent ; nous savons qu’il y a des trésors de joie dans la civilisation d’aujourd’hui qui pourraient être communiqués aux paysans de France, si, au lieu de s’épuiser pour les autres en un travail ingrat, ils travaillaient pour eux-mêmes d’un effort fructueux et pouvaient, leur travail fini, se réserver quelques heures de noble loisir pour jeter un regard vraiment humain sur cette terre fécondée mais non encore possédée par eux.

Voilà pour nous la formule du bonheur et voilà pourquoi nous disons que vous ne faites pas pour la classe paysanne ce qui est possible et, par conséquent, ce qui est nécessaire aujourd’hui.

Vous nous dites encore qu’en éveillant sur tous les points du pays, sur la propriété agricole comme sur la propriété industrielle, les inquiétudes des possédants et des privilégiés, nous préparons peut-être quelques-uns de ces mouvements de panique qui précipitent périodiquement notre pays dans un césarisme qui toujours le guette. Si cela était vrai, il faudrait singulièrement déplorer la condition des hommes d’aujourd’hui, puisque nous ne pourrions revendiquer la justice sans compromettre la liberté. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Mais heureusement il n’en est plus ainsi, et l’expérience des hommes de 1848 nous a servi. Nous savons bien qu’ils ont été les dupes, par excès de confiance et de fausse rectitude, dirai-je, de toutes les réactions cachées qui guettaient leurs fautes lorsque, candidement, pour ne pas frapper le revenu, pour ne pas prendre le grand capital qu’ils auraient pu ravir, lorsque candidement ils ont accablé de centimes d’impôt foncier le paysan déjà surchargé. Ah ! ce n’est pas nous, socialistes, qui commettrons cette faute ; c’est vous, les gouvernants d’aujourd’hui, qui portez sur vos épaules le fardeau sous lequel succombèrent les hommes de

La vérité, c’est que par notre propagande, au contraire, en montrant aux paysans que le salut est possible dans la République sociale, nous les détournons de le chercher dans les humiliations césariennes qu’apporterait inévitablement votre politique d’impuissance et d’égoïsme. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Non ! ce n’est pas nous qui créons le péril. Et si, après cette longue discussion, vous nous dites encore que nous abusons des paroles et que nous n’apportons pas des réalités, je vous rappellerai le beau mot de Démosthène sur ces espérances vaines qui tombent du haut de la tribune. Eh bien ! oui ! nous parlons, parce qu’aujourd’hui, pour nous, le seul moyen d’action, le seul moyen qui prépare les réalités de demain, c’est la propagande et la parole. Mais nous savons bien, et les ouvriers savent bien, et les paysans savent bien qu’il n’y a qu’un instrument efficace, c’est le pouvoir. Ce pouvoir, vous ne nous le donnerez pas ; ce n’est pas à vous à nous le donner, c’est au peuple à le conquérir. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

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