Enjeu et la portée du pool européen charbon-acier

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, vous m’avez fait l’honneur de me demander un exposé des
lignes générales de la proposition que le gouvernement français a formulée le 9 mai dernier. Cet exposé sera strictement objectif et s’abstiendra de toute polémique.

Il n’engage pas le Comité des Ministres.
Je parle au nom du gouvernement français, mais vous savez que des études et des négociations sont en cours, sur la base de notre proposition, entre les représentants de sept pays. Je suis donc à même de vous faire connaître, sinon les conclusions finales, du moins les perspectives qu’ouvrent ces négociations.

Vous connaissez l’essentiel de notre proposition : un traité, signé par les pays participants et ratifié par leurs
parlements, placera l’ensemble des entreprises charbonnières et sidérurgiques sous une Autorité commune.
Celle-ci établira les règles générales d’après lesquelles sera créé très rapidement un marché unique de ces
produits, sans restriction quantitative ou douanière. Elle veillera à l’application de ces règles, en même temps
qu’à l’expansion de cette production aux prix les plus bas. Tels sont nos objectifs.
Deux éléments essentiels caractérisent donc ce système: une Autorité indépendante, un marché unique.
Examinons-les l’un après l’autre.
Que sera cette Autorité?
Disons d’abord ce qu’elle ne sera pas, au moins d’après les vues du gouvernement français. Elle ne sera pas
un comité de ministres ou de délégués de ministres, dont chacun aurait pour mandat de défendre les intérêts
nationaux de son propre pays, d’après des instructions reçues et sous le contrôle permanent des
gouvernements respectifs.
Cette confrontation des intérêts nationaux, cette recherche des transactions et des concessions mutuelles plus
ou moins péniblement obtenues, nous les connaissons pour les avoir pratiqués jusqu’ici et pour les pratiquer
encore dans toutes nos institutions internationales actuellement existantes, tant dans celles groupées autour
de l’O.N.U. que dans celles à caractère régional, européen. L’unanimité y est la règle. Votre Assemblée a été
la première tentative faite en dehors et au delà de cette tradition; mais elle n’est que consultative, démunie
jusqu’à présent de tout pouvoir de décision.
L’Autorité commune que nous proposons ne sera pas non plus une représentation des exploitants ni des
autres intérêts particuliers, isolés ou coalisés. Elle ne sera donc ni un cartel, ni l’organe d’une entente
industrielle, ni un syndicat de défense. L’autorité aura à sauvegarder l’ensemble des intérêts de tous les pays
associés, ceux des consommateurs autant que des producteurs, ceux des travailleurs comme ceux des chefs
d’entreprise.
L’Autorité ne sera pas un simple comité ou conseil d’administration. Elle sera une institution qui aura son
autonomie et par conséquent ses responsabilités propres. Sous réserve de certaines garanties, les parties
signataires du traité se soumettront à l’autorité qu’elles auront instituée. Malgré son origine contractuelle,
l’Autorité exercera ses pouvoirs par une libre appréciation des besoins et des possibilités, mais cela dans les
limites de sa Charte. Elle ne connaît elle-même d’autre subordination que sa soumission aux objectifs
proposés et aux règles qui en découlent. L’Autorité ainsi constituée sera le premier exemple d’une institution
supranationale indépendante.
Elle sera investie de pouvoirs que le traité aura à définir très exactement. Leur importance et leur nature se
détermineront strictement d’après le but proposé: création et maintien d’un marché unique. Il y aura de la
part des États participants un certain abandon de souveraineté au profit de l’Autorité commune, une fusion
ou mise en commun de pouvoirs actuellement exercés ou susceptibles d’être exercés par les gouvernements.
Cette perspective provoque des appréhensions ou même un refus de principe chez les uns, l’enthousiasme
chez d’autres. Vous me permettrez de dire que je ne suis ni des uns ni des autres.

J’accepte, quant à moi, le principe d’une renonciation à des droits souverains, non pour elle-même, non
comme une fin en soi, mais comme une nécessité, comme le seul moyen que nous avons de surmonter les
égoïsmes nationaux, les antagonismes et les étroitesses qui nous tuent.
Les pays participants accepteront- donc d’avance de se soumettre à l’autorité qu’ils auront instituée et dans la
limite qu’ils auront eux-mêmes fixée. L’objet essentiel du traité sera de déterminer les attributions et la
compétence de l’Autorité.
Les entreprises garderont leur régime de propriété; à cet égard, la loi nationale restera entièrement
souveraine. L’industriel conservera, dans le cadre des règles que lui imposeront l’existence d’un marché
unique et la discipline que cela suppose, l’entière liberté d’organiser son entreprise, de tirer profit de son
habileté personnelle, des avantages naturels dont il bénéficie et de la conjoncture générale. Une concurrence
saine et loyale ne sera pas seulement autorisée mais désirée.
Ce serait une erreur de croire que notre système aboutirait fatalement à un monstrueux dirigisme. On fera, au
contraire, appel à l’esprit d’initiative qu’on libérera des entraves que lui créent aujourd’hui des pratiques
malsaines ou malhonnêtes. Il ne s’agit pas non plus de superposer aux entreprises une nouvelle bureaucratie.
L’Autorité s’efforcera simplement et essentiellement de dégager des conceptions générales inspirées par
l’intérêt collectif et vérifiées au fur et à mesure des expériences et des événements.
L’Autorité n’exercera aucune fonction politique. Sa tâche sera exclusivement économique. Son unique
préoccupation devra être le développement de la productivité des entreprises et l’amélioration du niveau de
vie. Le but est de produire et de vendre le plus de charbon et d’acier possible aux prix les plus bas possibles.
Par contre, l’utilisation de ces produits ne sera pas son affaire. Les questions d’armement, par exemple,
demeurent hors de son domaine. La fabrication d’engins de guerre lui vaudra des commandes plus ou moins
importantes, des débouchés plus ou moins faciles; mais aucune décision, aucune initiative ne lui appartient à
cet égard. L’Autorité a pour mission de fournir charbon et acier en quantités suffisantes et dans les
meilleures conditions.
Si les pouvoirs de l’Autorité ne sont pas d’essence politique, ses décisions sont cependant susceptibles
d’avoir des incidences politiques, de se répercuter, au delà des entreprises placées sous sa direction, sur la
situation sociale et économique du pays, de mettre en cause les principes qui guident et qui inspirent l’action
générale des gouvernements.
Inversement, des positions prises dans d’autres domaines par des gouvernements peuvent entraîner pour la
production du charbon et de l’acier des conséquences particulièrement graves.
Il est donc indispensable d’harmoniser l’action de l’Autorité commune et celle des gouvernements
responsables de la politique générale.
Par son orientation en matière de prix, par exemple — et ce sera sa fonction essentielle — l’Autorité
influera, qu’elle le veuille ou non, sur les autres prix, sur les salaires, sur le marché du travail et sur la
situation générale de la main-d’oeuvre. Des décisions qui, en soi, sont limitées au charbon et à l’acier devront
donc se situer dans le cadre d’une politique économique générale. Les gouvernements ne peuvent se
désintéresser de telles décisions, qui seraient susceptibles de gravement troubler l’équilibre économique ou la
paix sociale du pays. Il faudra des correctifs et des précautions qui, sans mettre en cause le principe même
du transfert de pouvoirs souverains, évitent ou règlent les conflits entre pouvoirs séparés. Il faudra que les
instances politiques qui ont la charge et la responsabilité de l’ordre général dans le pays puissent garantir
celui-ci contre les dangers de décisions qui seraient prises par l’Autorité, dans la limite de ses attributions, et
ce qui répercuteraient en dehors du domaine dont l’Autorité assumera elle-même la responsabilité.
En organisant entre les gouvernements d’une part et l’Autorité d’autre part, la permanence de contacts,
d’informations et de consultations réciproques, nous éviterons bien des écueils et nous préviendrons les discordances les plus graves.
De ce qui vient d’être dit, retenons une conclusion : l’Autorité ne pourra pas disposer d’une indépendance
totale. Il faudra envisager, et nous avons envisagé dès le début, des mesures de sauvegarde dans l’intérêt de
la structure sociale et économique des pays. La meilleure sauvegarde, et la condition préalable, sera une
délimitation exacte des pouvoirs de l’Autorité. Celle-ci devra disposer de tous les pouvoirs dont elle aura
besoin pour assurer une production rationnelle du charbon et de l’acier. Elle ne devra pas en avoir d’autres. Il
faudra donc que le traité définisse ses pouvoirs aussi nettement que possible, sans ambiguïté ni confusion.
Il s’agira de circonscrire avant tout les objectifs qu’on se propose d’atteindre: création d’un marché unique du
charbon et de l’acier, libre circulation de ces produits à l’intérieur de ce marché, suppression de toute
concurrence malsaine ou artificiellement faussée.
Ces buts ne pourront pas être atteints si la production à l’intérieur des pays participants ne se fait pas dans
des conditions sinon équivalentes, du moins comparables. A cet effet, il faudra éliminer progressivement les
disparités dans les prix de revient et dans les prix de transport; éliminer toute pratique de dumping ou de
discrimination. Il y aura lieu d’entreprendre rapidement l’harmonisation progressive des salaires, des charges
sociales, fiscales et financières, des tarifs de transport. Il ne saurait évidemment être question de confier à
l’Autorité elle-même un pouvoir législatif ou réglementaire qui ne peut appartenir qu’aux organes politiques.
Du moins faudra-t-il assurer à l’Autorité le moyen d’aboutir au résultat voulu grâce aux engagements
souscrits par les gouvernements et à une coopération constante et confiante entre l’Autorité et les pouvoirs
politiques.
Nous mesurons sans peine la complexité de ces problèmes. Ceux-ci se poseront chaque fois qu’on
entreprendra une intégration ou une unification économique. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de rendre
uniforme en tous points la législation sociale et économique, ce serait à la fois impossible et inutile. Il suffira
d’établir une équivalence de l’ensemble des charges qui pèsent sur la production. On n’y parviendra,
d’ailleurs, que par étapes et avec beaucoup de précautions. Comme les parlements nationaux seront associés
nécessairement à cette oeuvre, nous n’avons pas, je crois, de précipitation à craindre. En aucun cas, le niveau
de vie des travailleurs ne devra être abaissé; c’est là une règle absolue que nous avons, dès la première heure,
inscrite en tête de nos principes.
Contre les inégalités de la nature, par contre, nous serons impuissants. Personne ne pourra enrichir des
gisements pauvres. Ce qui, par contre sera possible et nécessaire, c’est de procéder, d’après des vues
d’ensemble, à une nouvelle répartition des tâches, à des spécialisations, d’éviter les doubles emplois, de
rapprocher des entreprises complémentaires. L’action de l’Autorité sera, sur tous ces points, essentiellement
persuasive.
En tout cela, il faudra avoir constamment en vue le maintien du plein emploi de la main-d’oeuvre, sans
déplacement massif des travailleurs. Comme ces réformes de structures s’élaboreront et s’opéreront dans un
cadre très vaste, aux ressources extrêmement diverses, elles seront moins difficilement réalisées que dans les
limites étroites des frontières nationales.
Une telle réorganisation rationnelle sera, d’autre part, facilitée par la constitution de fonds de péréquation, de
reconversion ou d’adaptation. Ces fonds seront alimentés par des prélèvements sur l’ensemble de la
production associée. L’assainissement de la production est, en effet, d’intérêt général et finira par profiter à
toutes les entreprises, même aux plus favorisées.
Les gouvernements devront sans doute, eux aussi, contribuer à cet effort de réorganisation. Ils ne s’y
refuseront pas, car ils comprendront qu’un tel effort de solidarité rend possible aux moindres frais pour eux
des réformes qui seront un jour inéluctables et qui seraient accablantes, si elles devaient être entreprises avec
les seules ressources nationales.
Un tel programme suppose beaucoup de clairvoyance et de courage. Nous aurions tort de nous dissimuler ou
de minimiser ses risques. Mais, ce serait aussi une erreur et une injustice que de croire que ces difficultés seront la conséquence de notre Plan. Elles existent déjà maintenant sinon d’une façon aiguë, du moins latente
et même parfois apparente. C’est grâce à la mise en oeuvre d’une solidarité supranationale que chacun des
pays associés trouvera la possibilité de solutions moins pénibles et plus rationnelles.
Il est encore trop tôt pour établir un programme détaillé de réformes. Ce sera l’affaire de l’Autorité qui
procédera à des enquêtes préalables, enquêtes qui n’ont jamais été entreprises jusqu’ici sur le plan
international. On a bien enregistré dans les statistiques, dans les rapports, les incohérences actuelles et le
déséquilibre de plus en plus menaçant de notre production européenne; mais, jusqu’à présent, on n’a pas pu
préparer de réforme de structure dépassant le cadre national. L’existence d’une Direction supranationale
ouvrira des perspectives nouvelles. Sans tomber dans les excès d’un rationalisme qui ferait fi des aspects
sociaux et politiques, elle procédera par étapes à des aménagements progressifs incompatibles avec le
cloisonnement actuel.
L’ampleur de ces objectifs fait éclater à nos yeux l’importance primordiale du choix des hommes auxquels
sera dévolue une telle mission. Ils auront à embrasser l’ensemble des problèmes et des situations. Ils ne
seront pas, au sein de l’Autorité, les défenseurs d’intérêts spéciaux, d’intérêts nationaux ou d’intérêts de
classe. Certes, l’Autorité n’aura pas le droit de négliger de tels intérêts; elle devra les concilier avec l’intérêt
collectif, et cet intérêt collectif s’identifie avec la prospérité de toutes les économies nationales associées:
mais, en contre partie, celles-ci devront accepter le principe et la réalité d’une discipline commune, d’une
coordination rationnelle qui est une condition de leur propre assainissement autant que de la prospérité
collective.
Ces idées de solidarité, de bien commun, de mise en commun des ressources et des efforts ont été hors de
discussion pendant la guerre. Nous les acceptons, nous les proclamons, et vous l’avez entendu ces jours-ci
d’une façon éloquente, en ces heures de tension internationale, dans l’organisation de la défense commune. Il
faudra que très rapidement, et plus complètement que par le passé, ces idées prennent forme dans nos
relations économiques.
Ces principes n’excluent pas, mais, au contraire postulent des garanties contre les erreurs et les abus
possibles, des étapes et des précautions dans leur mise en oeuvre. Il faudra de la circonspection et de la
prudence, sans que toutefois celles-ci paralysent et vident de leur substance les réformes que nous
reconnaissons comme indispensables.
Nous aurons à convaincre les sceptiques qui ne voient que les risques et qui pensent à tort que le moindre
risque consiste toujours à ne rien faire. Il y a, d’autre part, les défenseurs des prérogatives politiques. J’ai eu
l’occasion tout à l’heure, à plusieurs reprises, de marquer notre souci de respecter les attributions et les
responsabilités des pouvoirs publics. Nous aurons toujours la préoccupation de distinguer et de séparer les
pouvoirs. Aussi, sommes-nous persuadés que les pouvoirs politiques ne doivent exercer, dans les domaines
de l’économie, qu’un contrôle général, sans assumer la responsabilité des décisions pratiques. Il s’agira, en
somme, de trouver un judicieux équilibre entre les pouvoirs et les Autorités en cause. D’après nous, les
pouvoirs politiques auraient à définir les objectifs, à instituer les organismes statutaires, à délimiter leurs
attributions, à contrôler l’usage qui sera fait des pouvoirs ainsi conférés, à agir même préventivement, par
des orientations ou des avertissements donnés à l’Autorité compétente. Par contre, les organes politiques
n’ont pas qualité pour gérer eux-mêmes, pour établir les programmes de production, d’investissement et
d’équipement, pour établir les règles d’après lesquelles se détermineront les prix. Leur rôle sera celui d’un
contrôleur toujours vigilant, préoccupé d’assurer, d’imposer s’il le faut, l’observation d’une politique générale
de bien-être, de plein emploi et de justice sociale. C’est pour cela et à cette fin seulement, qu’il faudra prévoir
pour les gouvernements la faculté d’intervenir par des recours contentieux contre les décisions qui
compromettraient gravement les intérêts généraux de leur pays. Un Comité de ministres se tiendrait au
surplus en liaison permanente avec l’Autorité, afin de pouvoir faire valoir et faire prendre en considération,
en tout moment opportun, les nécessités de politique générale.
Des droits analogues seront reconnus aux représentants des intérêts particuliers, en vue de sauvegarder les
intérêts vitaux des entreprises ou des travailleurs. C’est ainsi que des organismes consultatifs permanents,
composés de salariés, d’employeurs et de techniciens, assisteront l’Autorité dans l’élaboration des plans, dans la préparation des décisions et dans l’exécution de ces dernières. D’autre part, une juridiction internationale
indépendante statuera sur les recours qui pourront être interjetés peur méconnaissance grave des règles et
des principes qui seront énoncés dans le statut.
Il sera prévu, enfin, une sanction suprême frappant l’ensemble de la gestion, et non pas seulement une
décision isolée. Il appartiendra à une Assemblée supranationale politique de la prononcer, en conclusion de
la discussion qu’elle instaurera sur le rapport annuel présenté par l’Autorité. Elle pourra approuver ou rejeter
ce rapport. Dans ce dernier cas, lorsqu’une majorité qualifiée se sera désolidarisée de l’Autorité, celle-ci sera
démissionnaire d’office et remplacée dans son intégralité.
Cet ensemble de verrous de sécurité est susceptible de multiples variantes, sur lesquelles les gouvernements
et les parlements participants auront à se prononcer. Votre Assemblée voudra sans doute, à l’occasion du
débat qui va s’engager sur les principes et sur la structure générale du système proposé, donner son avis sur
les solutions qui lui paraîtront souhaitables, notamment sur les possibilités qu’elle aura de s’associer de
même à la mise en oeuvre et au fonctionnement de cette première institution européenne, nantie de pouvoirs
effectifs. Les formes définitives de ces rapports ne pourront, cependant, être déterminées utilement que
lorsque les pouvoirs de l’Autorité auront été exactement délimités et quand les dispositions essentielles du
traité seront connues.
Telles sont les données que je suis à même de vous communiquer en l’état actuel des négociations. Celles-ci
se poursuivent depuis le 20 juin seulement. Bien des études techniques et juridiques sont encore à
parachever; sur de nombreux points de détail, il est permis d’hésiter entre plusieurs solutions. L’accord s’est
établi et demeure sur tout ce qui est essentiel.
La plus grande latitude, d’ailleurs, a été laissée aux experts, afin de les encourager à explorer toutes les
possibilités, à examiner toutes les éventualités, avant que gouvernements et parlements soient appelés à se
prononcer à leur tour.
Je me plais à rendre hommage au remarquable esprit de coopération, au véritable esprit d’équipe dont font
preuve les délégations associées à ce travail. L’Autorité et sa charte deviendront ainsi une oeuvre commune.
Ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer constitue l’armature de cet édifice, ses caractéristiques le
distingueront de tout ce qui a été fait jusqu’ici.
Les pays associés à cette négociation se sont, en effet, délibérément engagés dans une voie nouvelle. Ils sont
convaincus que, sans qu’on renonce par ailleurs aux formules traditionnelles, le moment est venu, pour eux,
de tenter pour la première fois l’expérience d’une autorité supranationale qui ne soit pas uniquement une
combinaison ou une conciliation de pouvoirs nationaux.
Votre Assemblée, je le répète, est elle-même, sinon une réalisation satisfaisante, du moins la préfiguration
d’une telle Autorité européenne, extrêmement vaste dans ses desseins et dans ses possibilités, mais encore
imprécise dans ses contours, provisoirement dénuée de moyens efficaces. La proposition française, elle, se
contente d’un champ d’action bien plus restreint; l’organisation envisagée reposera par contre sur une base
solide et sera assortie d’une structure telle que nous ayons enfin l’espoir de sortir du symbolique pour entrer
dans le réel.
L’opinion de nos populations ne s’est pas méprise sur la portée de cette initiative. Nous en avons comme
preuve la résonance que celle-ci a trouvée dès la première heure dans tous les pays, dans tous les partis
politiques qui veulent la réforme pacifique de nos institutions, dans tous les milieux sociaux et économiques.
L’intérêt ainsi éveillé se maintient depuis trois mois, à travers tant d’autres préoccupations graves. Il ne s’agit
donc pas d’une simple curiosité, ni d’une sympathie de principe, mais d’un espoir tenace et d’une volonté
d’aboutir.
Cette constatation nous confirme dans notre conviction d’avoir répondu à une aspiration commune aux
peuples européens libres; à leur désir de s’associer plus étroitement non seulement pour leur défense, mais pour les oeuvres constructives de paix. Nous avons le sentiment que de ce forage jaillira une source
d’énergies inexploitées dont nous devinions l’existence, dont nous souhaitions la mise en oeuvre, mais que le
préjugé et la routine nous empêchaient jusqu’ici d’atteindre. Il nous faudra réussir, malgré les appréhensions
que certains peuvent ressentir, malgré les risques que nous pouvons courir les uns et les autres. Ces risques
sont peu de chose devant la certitude que nous avons des crises insurmontables que nous réserverait le
maintien passif du statu quo.
Nous avons déjà été récompensés de notre hardiesse. Le seul fait d’avoir proposé et d’avoir entrepris l’étude
de cette réforme nous a valu un résultat immédiat: le climat politique, si sombre par ailleurs, s’est transformé
dans cette région de l’Europe, les espoirs renaissent, des antagonismes qui paralysaient nos efforts et
entretenaient les malentendus, se sont effacés pour faire place à la volonté sincère de se comprendre et de
s’attacher, en confiance, à une oeuvre commune. Entre l’Allemagne et la France, les risques de tension ou
même de conflits sanglants se trouvent désormais éliminés. Un pas décisif vers la réconciliation et vers la
paix est accompli sans que personne puisse légitimement s’en offusquer.
Mais, il y a plus: plus que la réorganisation rationnelle des deux industries-clefs, plus que l’assainissement
du climat politique, plus qu’une contribution importante à la paix. Nous ne croyons pas être présomptueux en
disant que la proposition qui a été faite et acceptée, si elle devient réalité telle qu’elle a été faite et acceptée,
implique des virtualités que nous ne pouvons pas encore pleinement mesurer, mais qui se développeront
rapidement dans le sens de l’unification complète, économique et politique de l’Europe.
La France n’a pas le monopole de ces initiatives; d’autres s’y joindront très heureusement et la compléteront.
Le plan élaboré et présenté par mon collègue M. Stikker au nom du gouvernement hollandais, et visant à la
réforme de l’O.E.C.E., se situe dans la même ligne; nous lui donnerons tout notre appui.
Le Gouvernement français, quant à lui, est reconnaissant à votre Assemblée d’avoir bien voulu prêter
attention à son initiative. Vous lui accorderez, j’ose l’espérer, votre consécration morale, et peut-être un
concours effectif particulièrement précieux, marquant ainsi de votre haute autorité une étape décisive dans la
construction de l’Europe.
Vous vous associerez ainsi à une entreprise concrète, constructive et durable. Vous donnerez à nos
populations anxieuses, dont je ne voudrais pas voir accroître démesurément les alarmes, l’assurance qu’il y a,
à côté de nos légitimes soucis de sécurité, l’espoir et la volonté de vivre et de travailler dans la paix et pour la
paix.